La journée s’est poursuivie dans les délices un tantisoit sauvages. La nuit venue, on ne pouvait plus remuer.
J’ai sorti du congélateur une blanquette de veau, laquelle constitue, tu ne l’ignores pas, le chef-d’œuvre de Féloche. On l’a clapée en silence, tous les trois.
Ma sauterelle détournait son regard de celui du chien.
— Il m’intimide, a-t-elle murmuré. Il a des yeux humains !
Une indéfinissable expression a retroussé la babine suintante du basset-hound. Ce drôlet, on l’aurait laissé agir, je te parie qu’il était cap’ de s’encastrer ma tour de Nesle.
J’ai proposé à Astrid de la ramener à Paris, mais elle a répondu, avec un sourire timide de grande bringue en fleur :
— Ça vous dérangerait que je dorme ici, sur un tapis ?
Récriement du Valheureux.
Alors, on a retrouvé ma chambrette de jeune fille qui sentait fort l’amour. La jouvencelle m’a posé brusquement une étrange question :
— Antoine, ça vous serait possible de venir passer un week-end à Ostende, dans notre maison de famille ?
Ce qui m’a alerté, c’est le ton qu’elle a pris pour formuler sa question. Sa voix contenait une espèce d’anxiété.
— Pourquoi pas, ma chérie ?
— Je dois vous avertir qu’elle est hantée.
— Chouette alors !
— Bien entendu, vous ne croyez pas au surnaturel ?
— Pas encore !
— Venez passer une nuit à la villa « Look » et vous changerez d’avis.
Elle paraissait très sérieuse ; de légères perles de sueur marquaient les ailes de son nez.
— Racontez-moi ! la priai-je.
— Cela ne se raconte pas, fit-elle gravement, car ce n’est jamais pareil… Quand pensez-vous pouvoir venir ?
Je réfléchis, me livrai à un survol rapide de mes occupations, obligations, engagements.
— Demain, ça vous irait ?
Son visage devint aussi radieux que celui de l’ogre venant de découvrir un pot de beurre avant de sodomiser le petit Poucet.
* * *
Sur les couilles de midi, nous arrivons à Ostende. Le temps est plombé comme la mine d’un crayon de charpentier.
Debout sur le bord de mer, je contemple les vagues grises, ourlées d’écume livide, donnant l’assaut au casino, kif dans la chanson de Caussimon : « On voyait les chevaux de la mer, qui arrivaient la tête la première. Et qui fracassaient leurs crinières, le long du casino désert. »
Éternelle colère du flot dans son combat stérile.
— C’est beau, n’est-ce pas ? murmure Astrid.
— Très !
Superbe et désespérant.
« Comme à Ostende et comme partout ; quand on se demande si c’est utile, et puis, surtout, si ça vaut le coup ; si ça vaut le coup de vivre sa vie. »
— Je suis née ici, ajoute-t-elle. Vous croyez à l’importance du lieu de naissance ?
— Sans doute, quand bien même ne correspondrait-il à rien de déterminant. L’être humain se croit conditionné par son point de départ. Il faut bien qu’il se fixe des repères.
— Maintenant, allons à la maison !
De loin, elle me désigne une crèche anglo-normande, égayée de colombages. Elle comporte un crépi crème, ses volets sont couleur lie-de-vin, il y a de la faïence autour des fenêtres. Un jardinet de vingt mètres carrés l’isole de la chaussée. Romantique et mélanco. On doit s’y faire chier. L’habitation dégage une impression d’abandon et de parfaite dignité.
— Elle appartenait à ma mère, m’apprend la Géante. À sa mort, je l’ai héritée. Mon père qui déteste la mer du Nord n’a pas dû remettre les pieds ici depuis la disparition de son épouse. Il faut dire qu’il est d’origine italienne du côté maternel.
Elle sort un trousseau de clés de sa poche et fait jouer les quatre ou cinq serrures interdisant l’entrée de l’habitation (voire la permettant).
Bien sûr, ça fouette le renfermé, et aussi le sel, le bois humide. Dans l’ensemble, ce sont là de bonnes odeurs, vivifiantes.
Des oiseaux de mer tournent bas, en piaillant, dans le ciel de suie.
La demeure d’Astrid n’est pas très vaste : trois pièces par niveau. En bas, c’est classique belge : un salon pomponnette qui évoque soit ta vieille tante Rosine, soit l’officine d’une gentille dame pute élevée par sa maman. Une salle à manger bourrée de faïences. Y en a-t-il, des delfteries accumulées, des housses à théières et à œufs coque ! Puis vient une grande cuisine où des cuivres étincellent.
Un merveilleux escadrin, aux marches couvertes de grès, mène à l’étage. S’y trouvent deux chambres unies par une salle de bains.
— Comme vous le voyez, ce n’est pas grand, déclare mon hôtesse.
Je vais pour lui répondre, mais Salami me devance et donne de la voix.
— Eh bien ! Que vous arrive-t-il, mon cher ? l’interpellé-je.
Il me regarde, perplexe, et sa queue se met à pendre.
Pris en flagrant délit de perte de contrôle ! Ça la cogne mal pour son standinge de clébard génial. Il refrène à grand-peine ses tendances aboyeuses. Je le devine sur les nerfs.
Il hume les pièces du premier avec lenteur et circonspection. Visiblement, l’animal est tourmenté par un problo d’ordre instinctif.
— Vous ne m’avez pas l’air dans votre assiette, Salami. Flaireriez-vous un danger, une présence ?
Il se retourne, me considère de ses grands yeux ovaux. Sa maussaderie est déroutante.
— On peut visiter le grenier ? demandé-je à Astrid.
— Naturellement.
Elle me montre une porte, en bout de vestibule.
Galetas : cimetière des choses nasées par l’usage. Rebut ! Dernière halte avant la benne à ordures. Deux vasistas aux gonds et fermetures rouillés, aux vitres dépolies par la saleté et mal nettoyées par les intempéries.
Mon cador inspecte les pouilleries entreposées : meubles invalides, objets éclopés, tableaux décadrés et crevés, malles en déglingue, caisses au contenu pour toujours oublié. Des jouets pathétiques, des hardes de satin moisi, des casques militaires provenant d’armées hétéroclites, des piles de bouquins aux reliures de cuir disloquées.
J’observe le hound. Dans ces combles, il semble beaucoup plus calme. La poussière reniflée à bout portant le fait éternuer.
De recherches lasses, nous redescendons.
Ma grande Flamande m’attend, assise dans un fauteuil crapaud de la chambre principale, les jambes croisées, le buste offert.
Je viens la rejoindre. Prévoyant que je risque de lui lutiner le cou du dindon, je prie Salami de quitter la pièce. Ça fonctionne au doigt et à l’œil, nous deux.
— Existe-t-il dans votre demeure une pièce davantage « hantée » que les autres ? demandé-je.
— Oui : celle-ci.
Je me tais. Pas un son. Le léger crépitement du silence quand il atteint à la perfection. Mémé m’expliquait que c’était le bruit du sang dans nos oreilles qui donnait cette impression d’imperceptible ressac.
— Le fantôme a ses heures ? finis-je par questionner.
Elle hausse les épaules.
— Vous ne me croyez pas ?
— Si, mais j’attends les manifestations surnaturelles promises, ma chérie. Généralement, elles se produisent à heure fixe ?
— Pas précisément. Elles ont lieu aussi bien de jour que de nuit…
— D’autres personnes que vous les perçoivent ?
— Naturellement. D’ailleurs j’ai le plus grand mal à trouver quelqu’un pour le ménage. Cette demeure a une réputation qui l’a rendue invendable.
— Je suppose que vous avez consulté des gens sur ce problème ?
— Beaucoup ; cela allait des prêtres exorcistes aux charlatans. En vain.
— Ces phénomènes ont bien eu un commencement ?
— Ils remontent à une bonne vingtaine d’années.
Читать дальше