Oh là ! Qu’est-ce à dire !
Je le regarde, histoire de voir s’il se paie une livre et demie de ma physionomie. Mais non, malgré cet enjouement, il conserve toute sa dignité.
D’un geste mesuré, il tire de sa poche le morceau de nappe en papier sur lequel j’avais noté mes fameuses pensées.
— Lorsque vous vous êtes évanoui dans ce café, dit-il, vous teniez ceci dans la main, serré très fort. Le médecin-chef de la clinique a jugé bon de me l’adresser et il a fort bien fait…
Il cligne de l’œil. Ça fait trois générations qu’il ne s’est pas senti aussi mutin, Rowland. Ses yeux brillent. Ma parole, il ressemble à autre chose qu’à un masque de cire ! Voilà le musée Grévin qui s’anime !
— Je prends vos suggestions dans l’ordre, dit-il…
Il se masse la gorge.
— Primo : diffuser la photo de Filesco. Je l’ai fait et ça a donné de curieux résultats. J’ai appris que la femme qui vous a engagé n’était pas Elia Filesco, mais une actrice allemande qui avait été la maîtresse de Himmler et qui avait disparu depuis la fin de la guerre. En revanche, la morte découverte dans le caveau est Elia Filesco, la vraie. Il est étrange, n’est-ce pas, que chaque héros de cette histoire soit tiré en double exemplaires : deux Paste, deux Filesco ! Voilà qui fait penser à un roman fantastique traduit de l’américain, vous ne trouvez pas ?
— Et comment !
— Cette actrice, Hildegarde Kurt, offrait une grande ressemblance avec Elia. Par exemple elle était brune et non blonde. Les cheveux de la femme assassinée au cottage étaient teints… Par ailleurs, son nez avait subi une opération. Légèrement retroussé à l’origine, on l’avait rendu aquilin afin qu’il ressemblât à celui de la véritable Elia Filesco.
« Il est aisé de comprendre ce qui s’est passé. Elia, la vraie, était au service d’un groupe secret. Un jour, elle a dû commencer à se montrer réticente. On a alors décidé de la “remplacer” au sens rigoureux du terme. Elle a été empoisonnée (strychnine d’après l’autopsie), la chose était possible, car Elia menait une existence peu extérieure et ne fréquentait personne.
« On l’a enterrée sous le nom de Paste car Paste avait besoin de disparaître ; c’était faire d’une pierre deux coups, vous me suivez ?
Je hausse les épaules.
— Je vous suis d’autant mieux que je vous ai précédé, cher Rowland.
Il accuse le coup et son sourire se fait la paire.
— Hum oui, murmure-t-il…
Mais il passe outre son coup d’humeur.
— Qui était ce faux Paste ? Pourquoi a-t-il pris cette identité ? Pourquoi a-t-il eu brusquement besoin de disparaître, c’est une série de questions auxquelles je ne puis répondre que partiellement. Le faux Paste est Allemand, il se nomme Otto Kurt, et il était le père de deux charmantes filles dont l’une s’appelait Hildegarde, et l’autre Gloria…
Là il me coiffe.
Alors le type en beige était le daron de la fausse Elia et de sa bonniche, laquelle était la sœur de la patronne !
Ce que c’est compliqué ! Si vous n’arrivez pas à suivre on va vous faire un dessin…
Pour ma compréhension personnelle je résume :
Elia Filesco, la vraie, était au service d’un groupe dans lequel servait un mystérieux Kurt (Otto pour les dames et les garagistes). Ce Kurt avait, à Bombay, pris l’identité d’un officier mort : Paste. Sous ce nom, il était venu s’installer à Londres avec ses deux filles : Gloria et Hildegarde, lesquelles s’étaient vachement mouillées à l’époque nazie. Peut-être même était-ce à cause de ses deux souris en danger qu’il avait décidé de se planquer sous cette fausse identité, Kurt ? Une fois à Londres il s’est mis en cheville avec la Filesco et lui a refilé une de ses greluses, Gloria, pour l’assister.
Seulement ça n’a plus carburé à un certain moment et on a zigouillé Elia afin de lui substituer Hildegarde laquelle lui ressemblait assez pour qu’avec une opération esthétique et de la teinture cette substitution fût possible…
Rowland a respecté ma méditation, comme s’il savait qu’elle était une mise en ordre des éléments.
— Vous avez trouvé Kurt à Bombay ? j’interroge.
— Exact. Il était infirmier à l’hôpital où est mort Paste. Il était parti pour l’Inde au moment de la chute de Berlin. Sa seconde fille l’accompagnait, l’autre, Hildegarde, s’était réfugiée en Amérique du Sud.
— Je comprends, fais-je. Il en avait classe du bled de Gandhi. Il voulait revenir en Europe. Grâce à la mort de Paste, la chose pouvait s’opérer sans casse… Paste avait dû lui parler de sa vie, lui révéler qu’il n’avait pas de famille…
— Certainement.
Rowland me regarde.
— J’avais câblé à Bombay avant d’avoir votre note, dit-il. C’était l’enfance de l’art…
— Bien sûr…
Je veux pas le couvrir de confusion en ayant l’air d’en douter…
— De même, enchaîne-t-il, je m’étais occupé du permis d’inhumer. Celui-ci était un faux. Mais un faux assez particulier car il a été fait sur le papier à en-tête d’un médecin très honorablement connu à Londres. Celui-ci se trouvait en vacances lorsque le faux permis a été délivré.
— Et voilà, encore un faux ! conclus-je. Faux ! Faux ! Usage, abus de faux ! Voilà l’affaire. La maison minable de Whitechapel est une fausse maison minable ! Filesco était une fausse Filesco. Paste un faux Paste et un faux mort ! Merde, on n’en sortira jamais !
Rowland examine mon papier.
— Voici pour les trois premiers points de votre espèce de questionnaire, dit-il. Voyons le quatrième et le cinquième…
« J’ai fait radiographier le poignet d’Elia… Enfin de celle que nous avons cru Elia, c’est-à-dire de la morte du cottage. Malgré le pansement, il n’était ni brisé ni même foulé…
Il relève son nez pointu et me regarde d’un air interrogateur.
— J’avoue ne pas comprendre cette quatrième question, avoue-t-il très franchement.
— Pas marle, fais-je. Dans certaines circonstances j’ai vu Elia… enfin, sa remplaçante, ne pas paraître gênée par cet accident. Alors depuis j’ai fait travailler mes méninges et je me suis dit que si Filesco a joué au poignet brisé, c’est parce qu’elle ne savait pas conduire. Et c’est parce qu’elle ne savait pas conduire qu’il lui fallait un chauffeur. Tout se tient. Et on peut ajouter, elle ne savait pas conduire parce qu’elle n’était pas Filesco… Vous voyez ça d’ici ?
Il approuve.
— Bravo.
Puis, enfouissant le morceau de papier dans sa poche :
— En ce qui concerne le sous-marin… Il est évident que nos services de protection côtière ont à plusieurs reprises signalé la présence de submersibles inconnus dans nos eaux territoriales, la nuit du meutre de la falaise entre autres, mais…
Il s’arrête.
— J’aimerais savoir ce qui vous a amené à envisager que…
Je reste un moment sans répondre.
— C’est assez confus, Rowland… Voilà, j’ai trouvé bizarre cette histoire de pavillon noir servant de signal. Car c’était un signal… Vous-même n’en doutez pas. Un signal qui indiquait qu’on pouvait ou non débarquer. Un bateau se serait fait repérer le long de cette côte. Alors j’ai pensé à un sous-marin. J’y ai pensé lorsque j’ai su que Gloria était Allemande. Il est fortement question des submersibles nazis émigrés en Amérique du Sud… Vous ne croyez pas que la Filesco servait en quelque sorte d’hôtesse à certains éléments allemands qui se rapprochent peu à peu de la mère patrie ? Cela explique les retraites mystérieuses, non ?
Rowland soupire.
— Décidément vous avez un esprit de déduction très poussé, cher San-Antonio. Veuillez trouver ici le témoignage de ma sincère admiration. Oui, vous l’avez dit, de hauts personnages nazis qui avaient quitté l’Allemagne au moment de la défaite du Reich reviennent d’Argentine et du Brésil, où ils ont trouvé refuge. L’I.S. est sur les dents car, à nouveau, l’infiltration d’espions se produit et grandit… Filesco, depuis longtemps, faisait l’objet d’une certaine surveillance…
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