L’engourdissement de tout à l’heure me reprend, perfide, envahissant. Il grimpe le long de mes tiges, se répand dans mon corps, monte doucement à ma tête comme monterait une nuée de fourmis ailées.
Chose curieuse, ma frousse se calme au fur et à mesure que je chavire.
Au dernier moment on devient fataliste, vous savez ? Je me dis obscurément que si ça se passe ainsi c’est que ça devait se passer ainsi. Je comprends que l’existence humaine est une puérile illusion et qu’elle n’a pas plus d’importance qu’un pet de nonne.
Je ne lutte plus, je ne m’insurge plus…
À quoi bon ? Simplement je dis au Bon Dieu de ne pas trop jouer les adjudants avec non âme, lorsqu’elle va débarquer chez lui, dans un instant ; assez chargée de péchés en tous genres, il faut bien en convenir.
Je m’isole, comme un ver à soie dans son cocon. C’est cela, je suis enfermé dans le cocon de mon agonie. C’est douillet…
Des vagues tièdes lèchent mes pieds… D’autres, plus hardies, grimpent jusqu’à ma poitrine, et enfin une dégourdie m’arrache pour de bon à la réalité et m’emporte je ne sais où, dans un grand mouvement de tendresse.
CHAPITRE XIV
Dans de beaux draps… bien propres
Le plus marrant, lorsque je suis mort, c’est que je continue à vivre ; c’est-à-dire que mes sens se remettent à fonctionner exactement comme ils fonctionnaient de mon vivant.
Je vois des couleurs, des formes, des volumes, des mouvements… Je sens des odeurs, j’entends des bruits… Et j’ai dans la bouche un vieux goût de gueule de bois, exactement comme lorsque j’ai trop picolé de cognac et que ma bouche est aussi propre que les lavatory de la gare Saint-Lazare.
J’écarquille les yeux et je vois flotter au-dessus de moi la bouille assez particulière du chef inspecteur Rowland. Oui, c’est bien lui, à ceci près qu’il a posé son bitos à bord minuscule, ce qui diminue les proportions de sa bouille. Ça le rapetisse. Il a le côté tête de nœud du personnage flic. Ses yeux frangés de cils roux me regardent.
Sa bouche en coup de serpe s’entrouve et des mots en sortent. Je suis content de constater que dans l’autre monde on parle français…
— Comment vous sentez-vous, monsieur le commissaire ?
Je reste un instant médusé. Puis je fais un effort et j’embrasse une chambre nette, propre, ensoleillée que j’identifie illico pour être une chambre de clinique. J’ai échoué tellement de fois dans un plumard d’hosto qu’il n’y a aucune chance d’erreur à ce sujet !
Alors, comme avec la vitesse de la lumière c’est celle de la pensée qui pulvérise tous les records, j’ai des réactions en chaîne quant à la comprenette. Je me dis qu’une fois de plus j’ai tiré mes os d’un mauvais pas, que je ne suis qu’endommagé et que je vais vivre ! Vivre ! C’est rudement chouette à constater.
Du coup les forces me reviennent.
— Qu’est-ce que… ?
Il fait un petit geste autoritaire de la main.
— Ne vous agitez pas, dit Rowland, c’est contre-indiqué…
Il s’assied à mon chevet.
— Je vais vous raconter…
Et il me raconte en effet. C’est inouï ce que ce gars-là a le sens du raccourci. Ça fait pas rapport de gendarme, son exposé. Oh ! pas du tout !
Il m’explique qu’il a recherché dans le passé de Gloria la soubrette morte et que, évidemment, la première personne qu’il y a rencontrée c’est son dab. Il lui a rendu visite, tout comme je l’ai fait. Il a appris que le vieux était mort le mois dernier. Il est alors rentré à son quartier général où l’un de ses assistants lui a fait part de ma requête concernant le lieu de la sépulture d’Arthur Paste. Il s’est alors annoncé à Ealing en pleine nuit, poussé par la curiosité et aussi par son flair de bourdille. Il est entré dans le cimetière, a trouvé la tombe, a remarqué que le ciment qui la scellait était frais et l’a fait ouvrir par un maçon requis d’urgence, car il avait perçu des plaintes : les miennes. Et voilà comment, grâce à ce digne représentant du Yard, je suis encore au nombre des vivants.
J’en suis tellement ému de reconnaissance que j’en pleurerais. Mais j’ai l’impression que Rowland n’apprécierait pas ces démonstrations. L’extériorisation, c’est pas le genre english . Eux, quand ils sont avalés par un boa constrictor, ils ne se soucient que d’ôter leur chapeau s’il y a déjà une dame à l’intérieur.
Je lui fais signe d’approcher, et je lui chuchote un résumé de mes investigations : la clé trouvée dans la boîte à poudre d’Elia… Laquelle clé ouvrait la porte de Paste. La photo oubliée dans le tiroir, laquelle photo me prouvait que Paste étant mon petit homme en beige il ne pouvait en conséquence être clamsé… Ma visite à ce caveau, lequel caveau ne contenait pas les restes de l’ancien commandant, mais ceux d’une femme ressemblant à Elia…
Il hoche la tête.
— Très étrange, admet-il…
Je voudrais lui poser des tas de questions mais je ne m’en sens pas le courage. Cette langueur qui s’était emparée de moi dans le caveau me saisit à nouveau. Je ferme les yeux, lentement.
* * *
C’est comme lorsqu’en chemin de fer on traverse la Suisse. J’ai des périodes de jour et des périodes de tunnel et je ne parviens pas à délimiter la longueur des unes et des autres.
J’ai des moments de conscience, je regarde le jour intense entrant par la croisée, je regarde la vieille infirmière aux dents de cheval malade qui s’affaire silencieusement dans ma piaule. Et puis, brusquement, le glissement dans le néant s’effectue, aussi doux qu’une descente sur un toboggan capitonné.
Enfin, un matin, je ne reviens pas à moi, mais je me réveille : distinguo !
Je me sens infiniment reposé ; j’ai faim et une forte envie de remuer me chatouille.
Je bigle l’infirmoche. Malheureux, tout de même, qu’on m’ait collé une nana aussi locdue ! Jusqu’ici j’ai toujours eu du vase avec les infirmières, lorsque celles-ci étaient agréablement bousculées. Je leur massais les roberts, histoire de me refaire les muscles et d’exercer mon sens du toucher (l’un des plus nobles qui soit).
Je suis franchement guilleret. C’est bon d’avoir faim.
— Vous parlez français ? je demande.
— Mais certainement, fait cette jument étique.
Voilà pourquoi on me l’a réservée : elle parle français ! Ma hantise dans ce bled ! C’est une compensation.
— Où suis-je ? demandé-je.
— Clinique Robson, Ealing !
C’est la mère laconique !
— Depuis longtemps ?
— Trois jours…
— Seulement ?
Je n’en reviens pas. J’avais l’impression que des semaines s’étaient écoulées.
— Oui…
— Où en suis-je ?
— S’il vous plaît ?
Elle jacte du bout de ses grandes chailles jaunâtres. Elle a des yeux gris, couleur lame de rasoir et sa poitrine est plate comme un discours de sous-préfet.
— Où en suis-je au point de vue santé, j’insiste ?
— Vous vous portez bien…
— Heureux de l’apprendre, je ne m’en serais pas douté ! Qu’est-ce que j’ai eu, au juste ? Les oreillons ?
Elle savoure mal les plaisanteries, ou alors elle ne les entrave pas très bien.
— Non, dit la dame aux dents de cheval, vous avez reçu un coup de couteau dans le dos. Mais la lame a glissé sur une côte et n’a pas atteint le cœur. Par contre, vous avez terriblement saigné et cette hémorragie a failli vous être fatale. On vous a fait plusieurs transfusions sanguines.
— Et maintenant ?
— Votre plaie se cicatrise très bien, et votre tension artérielle est à douze ce matin, ce qui est bon signe…
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