Je gamberge un instant.
— Dites voir, Luebig, je peux téléphoner en France ?
— Pourquoi pas ?…
Alors, après une courte hésitation, je lui fais demander le numéro du Vieux. L’instant n’est plus aux feintes coulées. Il faut y aller carrément et vite. Car, dans le fond, je suis ici pour accomplir une mission ; et cette mission consiste à buter l’homme qui m’a sauvé la vie. Depuis Corneille, on n’avait pas fait mieux dans le cornélien !
Trois plombes du mat, ça me paraît un peu chançard tout de même pour trouver un zig à son burlingue ! Je veux que le Vieux ne décramponne pas souvent, néanmoins je ne l’espère pas beaucoup… J’ai tort car sa voix sèche grommelle un bref « Allô » dans la passoire d’ébonite (comme disent les auteurs de romans policiers).
— San-Antonio.
— Ah !
Il y a de tout dans son « Ah ! » Du triomphe, du soulagement, de l’interrogation…
— Où en êtes-vous ?
Combien de fois m’aura-t-il posé cette question au cours de ma saloperie de carrière…
— Au terminus, chef, je me trouve en compagnie de Luebig… Ce dernier vient de me sauver la vie et…
Devant l’intéressé je lui raconte tout en reprenant au départ. C’est la première fois que je téléphone en présence du gars que je suis chargé de démolir… Luebig attend en buvant et rêvassant… Il est discret et ses mains ne bronchent pas.
— Vous faites le nécessaire pour qu’on libère Bérurier ? je demande…
— Immédiatement, promet-il, ne vous occupez pas de ça…
— O.K.… Alors que dois-je faire ?
— Dites à Luebig que je le rencontrerai quand il voudra… Vous pouvez le ramener à Paris s’il le désire…
Je fais signe à Luebig d’empoigner l’écouteur. Il le fait avec une certaine satisfaction.
— Je m’excuse, boss, dis-je, je n’ai pas entendu votre dernière phrase…
Le boss répète et je vois un éclair de satisfaction trembler dans le regard de Luebig. Doucement il pose l’écouteur de complément et retourne s’asseoir.
— Et pour les autres, patron, ceux du poste clandé ?
— Ne vous en occupez pas…
— O.K.
— Vous regagnez l’Arycasa ?
— Non, je préfère me remettre de mes émotions chez Luebig. Si je retournais au palace j’aurais l’air du mouton à cinq pattes qui revient chez sa mère…
— C’est pour Bérurier…
— Nous nous retrouverons demain.
— Comme vous voudrez… À bientôt, San-Antonio… Et bravo !
— Merci, boss…
Je raccroche.
— Je trouve la vie crevante, dis-je à Luebig. Il y a de ces renversements de situations sensationnels !
Il hausse les épaules en souriant.
— Venez vous coucher, j’ai une petite chambre d’ami…
Je le regarde.
— Ce qui est une façon de parler, conclut-il, car je n’ai pas d’amis…
* * *
Je plonge dans le sommeil comme on s’élance sur la pente torturée d’un toboggan. Dès que je sombre dans le vague une affreuse sensation de péril m’envahit. Je crois toujours que je coule à pic et j’ai mal par tout le corps… Je sue abondamment.
Je ne suis pas près d’oublier cette séance… C’est à vous dégoûter à tout jamais de ce boulot. Dire qu’il y a de braves mecs d’épiciers qui se lèvent à cinq heures du mat pour aller acheter des balles de légumes aux Halles et qui les vendent dans le courant de la journée en lisant mes exploits entre deux clients…
Passer sa vie à fabriquer du fait divers, c’est une gageure…
Le temps passe… Un silence profond règne dans la carrée. J’entends la respiration régulière de Luebig dans la pièce voisine. Quand je raconterai cette histoire du gibier sauvant la mise au chasseur, j’en ferai marrer plus d’un !
Une pendulette à la voix grêle vient chanter quatre heures timidement. Je perçois son timbre fluet comme à travers une opacité incertaine. (Vous vous rendez compte de la richesse de mon style !)
Puis je m’endors… Et soudain je sursaute… Je suis brutalement éveillé par un signal d’alarme qui carillonne dans ma tête. Je suis en nage. Je tremble, j’ai froid et peur… Le goût sucré de la trouille, vous ne connaissez pas ça ? Non ? Eh bien, tant mieux pour vos gueules.
C’est rudement moche. On ne peut pas s’en défendre : ça vous colle à la peau comme de la glu…
Je me mets sur mon séant et je pige ce qui m’a réveillé : c’est un crissement sur les dalles du patio. Je me lève et vais risquer un œil par la fenêtre… Tout de suite je ne vois rien, mais, mon regard s’habituant à l’obscurité, je décèle, dans la zone d’ombre de la maison, d’autres ombres qui se meuvent. Il y a des mecs qui se radinent sur la pointe des salsifis, ce qui prouverait l’impureté de leurs intentions… J’ai ce bon vieux geste machinal qui consiste à porter la main à mon aisselle. Mais je suis en robe de chambre et du reste je n’ai plus de pétard… Mon être devient plus calme. J’entends la respiration paisible de Luebig. Il en écrase comme un pape… S’agit de l’affranchir presto. Si je me branle les cloches plus longtemps on est chiche, le chleu et moi, d’hériter un caramel en plein chignon !
À quatre pattes pour éviter la croisée j’entre dans la chambre à côté. Le lit est là… Le dormeur ronflotte doucement. Je le secoue. Luebig sursaute et je le vois plonger la main sous son oreiller.
— Déconnez pas, fais-je, ce n’est que moi. Je vous annonce des visites, à la nuit, comme dans le grand jeu… Seulement, ça m’étonnerait qu’il s’agisse du roi de trèfle… Tel que l’enfant se présente, ce serait plutôt des valets de pique…
Il est réveillé pour de bon. Un Luger de fort calibre surmonte son poing droit.
Il saute du lit et va jusqu’à la croisée… Il regarde.
— Ce sont eux, annonce-t-il dans un souffle.
— Les Espagos de Léonora ?
— Oui…
— Vous n’auriez pas un pétard en rab, il y a longtemps que je n’ai pas fait de carton et ça me ferait plaisir de leur souhaiter le bonjour à ma façon…
Il va à un tiroir et me passe un feu à canon long que je ne perds pas de temps à identifier.
— Il y a du monde à l’intérieur ? je questionne.
— Neuf balles.
— Ça ira…
Je bigle par la fenêtre afin de voir où nous en sommes. Les ombres plaquées contre le mur se rapprochent. Elles arrivent au bord du mur d’enceinte, là où la lune tape en plein. Il va falloir qu’elles se montrent.
Hop !
C’est le grand maigre qui vient de traverser cette sorte d’écran blanc. Il est suivi du gorille et du nabot. Le vieux doit rester dans les horizons pour faire le vingt-deux… Voici une quatrième ombre pourtant, je reconnais Léonora. Elle porte un pantalon fuseau et un pull à col roulé.
Elle fait partie de l’expédition punitive, cette chérie… Probable qu’elle aime la castagne. Décidément, elle liquide avant de disparaître.
— Mettez votre oreiller sous les couvertures pour faire croire que vous êtes au lit…
Souple comme un chat, Luebig obéit. Il tord l’oreiller et arrange le lit. On jurerait que quelqu’un repose…
Puis, il vient s’accroupir à mes côtés derrière le dossier d’un canapé situé près de la porte…
Des secondes longues comme des heures s’écoulent. Enfin une ombre s’encastre dans le montant de la lourde. Elle reste immobile un instant, puis s’avance, une autre suit… Il y a là le nabot et le grand maigre… Tous deux s’approchent du lit. Le nabot tient une mitraillette à la main… Il la lève légèrement de façon à ce qu’elle soit à la hauteur de la bosse figurant le corps de Luebig… Et soudain il arrose en éventail… Une volée d’étincelles bleues illuminent un fugace instant la chambre.
Читать дальше