La nuit est constellée d’étoiles repeintes à neuf. Il fait doux et calme… Les gens se baguenaudent sur les trottoirs en cherchant on ne sait quoi avec une obstination qui est l’obstination même de la vie.
Je les considère avec tristesse et même, charriez pas, pitié ! C’est moi qu’on emmène au grand ramonage, et c’est eux qui me paraissent précaires. Ils vont, pareils à des fourmis effrayées, se cognant contre des murs ou contre eux-mêmes, avec une espèce de bonne volonté pitoyable…
Nous plongeons dans des quartiers obscurs, nous tournons dans une rue cahotique, bordée de hauts murs sinistres… Et nous débouchons dans un univers de grues, de barlus, de fumaga… Le port !
La voiture se range devant les rails d’un chemin de fer Decauville… Il y a des lumières au loin… On ne perçoit que le floc de la mer et les grincements des chaînes… C’est assez lugubre comme chanson d’adieu. Le décor convient bien à une prise de congé définitive. Quand on voit ça, on a envie de faire sa valoche.
Le gorille et le nabot sont déjà sur les pavés inégaux du quai.
— Descendez ! ordonne le grand pâle…
J’obéis. Un froid âcre comme une fumée entre en moi. J’ai la trouille. Que celui qui ne l’a jamais eue me balance la première pierre.
— Quel est le programme ? je demande au grand.
Il me désigne l’eau noire hérissée de festons blanchâtres. La réponse, pour laconique qu’elle soit, est très éloquente.
Je fais la grimace.
— J’ai horreur de l’eau salée… Ça donne soif, vous ne voudriez pas que je disparaisse sur une impression aussi désagréable ? Et puis ça n’en finit plus… Ça vous ennuierait de me refiler une praline dans l’oreille ? C’est merveilleux pour déboucher les tympans !
Il me regarde ; à la vague clarté lunaire ses yeux paraissent complètement blancs.
— Courageux, fait-il.
C’est une qualité que les Espanches apprécient beaucoup. Ces mecs, vous savez, ils ont la réputation de ne pas avoir froid aux carreaux. Race de seigneurs, comme dit l’autre ! Et même de saigneurs, on s’en rend compte dans les corridas.
Pourtant il ne sort pas son pétard.
En toute tranquillité, il m’explique :
— Pas de bruits : carabiniers…
Vous le voyez, le turbin qui va se dérouler n’affecte en rien nos rapports…
En caravane, nous nous approchons de la flotte… Il faut enjamber des rails, contourner des grues… Alors il me vient une idée : la toute dernière ! Puisque j’ai les flûtes non entravées, pourquoi ne pas en profiter ?
Devant moi il y a le nabot, derrière le gorille, à ma droite le vieux et, un peu en recul le grand…
Nous voilà tout au bord de l’eau. Alors je fais le circus de la dernière chance. Unique représentation de gala ! Je fonce, bille en tête sur le pauvre nabot qui va faire un plongeon maison dans le jus d’huîtres.
Ça fait un grand plouff réconfortant et il brame à la garde… Le gorille a piqué en avant. J’esquisse un saut de côté qui me déchire la glotte et je rue en arrière dans les brancards. Mon pied rencontre du mou : c’est la bedaine du gorille. En voilà un qui n’a pas beaucoup de chance avec moi. Il est à genoux sur le sol, la gueule ravagée par la douleur, se massant le burlingue de ses dix doigts…
Je ne perds pas mon temps à le contempler. M’est avis que le temps c’est un peu plus que de l’argent en l’occurrence ! Je pique donc des deux, comme on dit dans Alexandre Dumas père, ou dans Gamiani, mais manque de bol, le vieux me coince. Il n’a pas la force, mais il a l’expérience. Au lieu de chercher à me bloquer en billant, il se contente de me tirer un bras. C’est un coup sec qui me cisaille la gargante ! Je manque d’air instantanément et je reste immobile, le regard sorti, la langue obstruante… Alors le grand s’annonce et me télégraphie un magistral coup de perlimpinpin sur la soudure… Illico mon chapiteau s’emplit de trucs multicolores… Je fléchis et m’écroule avec en arrière-fond, un poil de lucidité…
Dans cette sorte de brouillard confus, je perçois des bruits, des souffles rauques… On doit repêcher le nabot, puis on me prend par les pattes et par les épaules… Le filin se détend à nouveau, me rendant l’usage de mes éponges… Je suis faible comme une petite jeune fille qui descend l’escalier de l’hôtel.
On s’engage sur une sorte de jetée… Je reprends lentement conscience… C’est le grand qui tient mes épaules, le vieux s’étant chargé de mes cannes… Derrière, le gros arrive avec un morceau de fer énorme… Enfin une ombre s’éloigne en direction de la guinde. C’est le nabot qui va se faire sécher les loilpés…
J’ai essayé, ça a échoué… On ne peut gagner à tous coups. Il fallait bien que ça m’arrive un jour ou l’autre, non ? L’essentiel c’est d’avoir eu ce sursaut… Maintenant, d’accord, je suis bon pour le salut final…
On me dépose sur le ciment froid. On m’attache le morceau de ferraille aux nougats… Puis le gorille et le grand me soulèvent à nouveau… Ils impriment à mon corps un mouvement de balancier, comptant entre leurs dents :
— Uno, dos, tres …
Et voilà le turbin : lâchez les amarres ! Les femmes et les mouflets d’abord !
Je pique un valdingue dans le néant. Ça dure d’une façon démesurée, comme quoi il n’était pas si gland que ça, le père Einstein !
La relativité du temps, je peux vous en parler !
Enfin j’amerris… Chose étrange, je sens la mollesse de l’eau avant d’en éprouver le mouillé. Puis je coule à pic dans du noir…
Je tente de ruer, de me dégager, je tire de-ci, de-là… Je tends mes muscles : rien à faire… J’y ai droit… Je retiens ma respiration mais pas longtemps… Alors j’aspire et c’est l’explosion dans tout mon être, une hideuse mort, un engloutissement terrible dans l’eau dont je ne perçois ni le goût ni le froid…
Je tire encore sur mes liens, mes gestes sont mous… J’ai la certitude que tout est fini… Et tout à coup, je cesse d’étouffer, je ne sens plus l’asphyxie, ou plutôt elle me guérit brusquement de tous les maux…
Ma vie se met à repasser au triple galop dans ma mémoire, minutieuse, détaillée, somptueuse… Je revois Félicie, je revois mon premier cerceau, les filles que j’ai grimpées… Je revois les flics, mes potes, le Vieux, Pinuche… Les autres… Je revois des truands que j’ai mis en l’air… Drôle de fin, les aminches !
Puis c’est tout à coup comme si une pierre d’une tonne était déposée sur moi. Oui, cela ressemble à un écrasement monstrueux… Je perds conscience…
Je ne sais pas à quoi ressemble le paradis, ni l’enfer, mais dans l’idée que mes pairs ont cherché à m’en donner, ils n’ont jamais mentionné la présence d’automobile dans l’au-delà…
C’est pourquoi je suis un tantinet surpris de me réveiller dans une confortable Mercedes Benz.
D’autre part, on m’a appris également qu’une fois le Rubicon franchi on était imperméable à la souffrance physique…
Or, je souffre drôlement. Un soufflet de forge — celui de ma respiration — attise dans ma poitrine un feu terrible qui me consume. J’ai mal un peu partout et des nausées me secouent. Je fais un effort pour évacuer un trop-plein turbulent et je crache impudemment sur la somptueuse banquette de cuir jaune un fameux paquet de flotte.
D’un coup, ça gaze mieux. Je me dis que je dois être vivant ou bien qu’alors l’au-delà est tellement bien organisé qu’on y est mieux qu’à l’étage du dessous !
Puis tout se rétablit, c’est-à-dire que mon corps se remet à fonctionner d’une façon à peu près normale. Pas d’erreur, je suis bien vivant… Alors ? Qu’est-ce que tout ça veut dire ?
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