Il hausse les épaules.
Le gorille est plus mauvais qu’un tigre du Bengale. Il se masse les maxillaires d’un mouvement lent. Puis le foie, et, enfin, il s’avance sur moi. Ses yeux lui pendent sur la poitrine, pareils à deux scapulaires… Préparez la tisane, les mecs !
J’attrape pour débuter un bourre-pif homologué ; ensuite il me fait une lotion à l’huile de coude. Ma bouille devient comme une poubelle. Des cloches sonnent le tocsin à toute volée. Ô mes aïeux ! Je craque de partout comme un rafiot dans la tempête… Y a du tangage dans l’entrepont ; du roulis dans la comprenette et, d’une façon générale la voie d’eau s’aggrave. Sainte Apoplexie, priez pour moi…
Il est probable que je suis engagé à l’année pour le rôle muet du punching-ball de service ; on peut dactylographier le contrat, je suis partant ! La purée de marrons, j’aime ça ! Seulement la lourde s’ouvre et le grand maigre de la radio clandé entre, précédant une bergère dans les roux intenses… Je reconnais la dame, je l’ai déjà biglée sur les photos extraites du film. C’est à elle que mon Bérurier filait le train la noïe dernière.
Je fais un effort pour rajuster mes esprits. Nos regards se croisent et je pige illico que cette bergère est n’importe quoi sauf une âme sensible ! Ses yeux sont vifs comme de la braise… Sa bouche est dessinée au rouge-béco, mais sous la peinture on la devine mince et cruelle. Beau petit lot à fourguer…
— C’est cet homme ? demande-t-elle.
Le grand pâlichon fait un signe affirmatif. Il se rancarde auprès de ses pieds nickelés pour savoir d’où provient l’agitation ambiante et le vieux le cloque au parfum… À son tour il engueule le gorille.
— Que se passe-t-il ? demande la môme Werth.
— Une petite manifestation très parisienne, dis-je. Je viens de faire match nul contre le gorille ci-joint !
Ma faconde ne l’impressionne pas.
— Qui êtes-vous ?
— Un monsieur qui vous veut du bien…
— Police ?
— Quelle idée !
— Votre camarade appartenait à la police française.
In petto j’invective Bérurier. Ce sombre corniaud a été mal inspiré de s’amener en España avec des fafs prouvant sa profession. De la sorte mon roman feuilleton de tout à l’heure, comme quoi nous appartenions à un gang, ne tient pas. Je l’ai dans le baigneur, proprement.
— Et si j’appartenais à la police, qu’est-ce que ça changerait à la situation ? questionné-je.
Elle a un mauvais sourire :
— Rien ! Évidemment.
Son « rien » me fait passer un frisson dans le dos.
— À quelle heure, l’enterrement ? demandé-je.
— Pardon ?
— L’enterrement de M. Werth dont le corps reposait dans une penderie de l’hôtel Arycasa.
Je l’ai à la surprise. Elle sourcille.
— J’ignore tout de ce que vous racontez !
— On dit ça… Notez que je m’en balance… Seulement je ne comprends pas pourquoi vous jouez les chochotes… Il y a des moments où les conventions doivent tomber comme des feuilles d’automne…
Elle me regarde.
— Vous avez raison, jouons cartes sur table. Que désiriez-vous en venant ici ?
Je bats mes brêmes…
— Dénicher Luebig…
Elle a un sourire léger…
— Et c’est moi que vous avez suivie pour arriver à cela ?
— Oui…
— Drôle d’idée…
— Pas si drôle que ça ! Vous étiez avec lui au fameux meeting du Bourget ?
Une lueur d’admiration passe dans son regard.
— Comment ?… fait-elle.
Puis elle la boucle, troublée par ma question.
— Lorsque Werth a dénoncé Luebig vous pensiez que nous nous mettrions à ses trousses, hein ? Et que nous ne nous intéresserons pas aux gens qui l’escortaient ?…
Elle pince les lèvres.
— Dites-moi, ma bonne dame, je murmure… Werth, c’était votre frangin ou votre mari ?
— Mon mari…
— Et qui l’a refroidi ? Luebig ?
Ses carreaux balancent à nouveau une portion d’éclairs pour grande personne.
— Cela ne vous regarde pas, fait-elle.
— Quel est le programme, maintenant ?
— Se dire adieu, murmure-t-elle.
Le grand maigre a suivi ces dernières répliques d’un air crispé. Il s’anime :
— On le supprime ? demande-t-il.
— Oui, fait-elle. Il n’y a pas d’autres solutions…
— Hé là ! je sursaute, je trouve le point de vue assez hâtif. On pourrait creuser la question…
— C’est plutôt votre tombe qu’il conviendrait de creuser, fait Léonora (alias Lucia)…
— La répartie est jolie, mais ne m’enthousiasme guère, belle dame. Je vous prie de considérer que mon ami connaît maintenant ce local… Il sait que vous y avez des attaches. Il sait que je m’y trouve… Il sait… le reste !
— Quel reste ?
Je prends mon air le plus finaud :
— Voyons : le reste ! Ça se passe de commentaires…
Elle se trouble légèrement.
— De toutes manières vous êtes sciée. En branchant les services secrets français sur Luebig vous vous les êtes collés au panier. En me buttant, vous ne faites qu’aggraver votre cas !
Elle gamberge rapidos dans un silence quasi religieux.
Puis elle se tourne vers le grand maigre :
— Attendez la nuit et allez le jeter dans le port, dit-elle.
Cette décision ne me séduit qu’à demi, vous le pensez bien. J’aime la flotte, mais les bains de nuit ne m’emballent qu’à moitié. D’autant plus qu’on ne me filera certainement pas à la sauce en slip de bain, le corps oint d’embrocation ! J’ai toutes les chances du monde (si l’on peut dire) de chausser des semelles de plomb…
La femme rousse est pour moi un mystère vivant. Je vous fais juge, comme disait le prévenu au commissaire de police de son quartier. Voilà une nana qui était marida avec le faux Lefranc.
Elle est à la tête d’un gang espagnol muni d’un poste clandestin… Elle descend à l’Arycasa et se sauve parce que son mec s’est fait coller un caramel dans le plafonard. Elle découvre que je suis un archer de la grande cambuse, et, au lieu de mettre le cap sur une région plus clémente elle ordonne tout culment à ses pieds nickelés de me filer à la baille… Tout le personnage n’est fait que de contradictions. Je veux bien que c’est le genre des pépées, tout de même il y a là une pointe manifeste d’abus !
— Vous n’oubliez pas mon bon petit camarade ? fais-je…
— Non, dit-elle je ne l’oublie pas… Soyez sans crainte, il aura un sort identique au vôtre !
Je lui tire mentalement un grand coup de galure pour sa classe. Car, parole de poulardin, il y a une classe dans le crime comme dans la haute couture… Rien de plus écœurant que les minables de l’existence… Les gars qui ne paient pas leur tournée mais qui paient leurs impôts sans attendre le commandement ; ceux qui se font inscrire quelque part ; qui se lavent les pieds dans une bassine ; qui jouent des haricots à la belote ; qui écrivent des lettres pertinentes aux journaux, tous ceux-là me battent les pendeloques…
Je regarde la poulette avec des yeux empreints d’une inaltérable estime.
— Vous partez déjà ? fais-je en la voyant se diriger vers la lourde.
— Le temps vous dure de moi ?
— Je me languis… Quelle heure est-il ?…
— Huit heures…
— Bigre, le temps passe vite… Il fait nuit bientôt ?
— Vous voulez une idée du sursis ?
— Oui…
— Eh bien, cher policier, dites-vous qu’à minuit vous aurez cessé d’exister. Vos collègues pourront se cotiser pour l’achat d’une couronne…
Elle sort, suivie de son grand escogriffe pâlot. Mais cette fois, comme on a vu que j’étais un client rétif on m’a laissé les trois autres gnaces comme gardes du corps…
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