Sa cravate, sa chemise sont en loques…
Il est là, le pauvre Gros, les bras en croix.
Je m’agenouille près de lui et je passe la main sur sa poitrine grasse. Son battant fonctionne toujours, un peu lent, mais ça boume. Je regarde la blessure qu’il porte au crâne… Il ne s’était pas mis le doigt dans son œil de verre, le guitariste, en affirmant que Béru devait avoir la migraine.
Une sale lope lui a filé un coup de tisonnier ou assimilé sur la coiffe et ça lui a ouvert le cuir sur cinq bons centimètres… Ce qu’il a perdu comme raisin, par cette plaie, c’est rien de le dire…
Le sol de la cave en est tout imbibé… Notez que son naturel sanguin n’a pu que se trouver bien de cette hémorragie, néanmoins (comme dirait Cléopâtre) cette façon de pratiquer une saignée est à déconseiller…
Je palpe la blessure. Dans son inconscience, le Gros pousse un gémissement caverneux… Mais je suis rassuré, pas de fracture… Il a le bocal en fonte renforcée… Ça handicape pour les mots croisés, mais dans le cas où on prend votre boule pour une grosse caisse, ça aide puissamment.
Je me lève et vais dans la cave précédente, celle où j’ai avisé du pinard et des spiritueux… Je dégauchis une caisse de whisky… Et pas de l’espagnol ! Du chouette, du Johnny Walker pour ne rien vous cacher et tout vous dire.
Je reviens, serrant un précieux flacon sur mon sein paternel. Le déboucher est un jeu d’enfant, en boire une rasade, un plaisir capiteux… Le moche reste à faire… Je tire la chemise du Gros de son futal… C’est une limace en toile blanche. J’en arrache le pan, espérant que cette mutilation ne lui vaudra pas une scène de ménage… Puis je le soulève et lui tiens la calebasse contre mon genou — style Bayard expirant. Je fais couler le whisky sur la blessure pour la désinfecter. Le Gros sort des limbes à tombereau ouvert.
— Nom de Dieu, éructe-t-il.
Il bat des paupières.
Je verse encore un peu de raide sur son cuir.
— Tonnerre de m…, profère-t-il…
— T’es toujours aussi mal embouché, Gros, je soupire.
Ravivée par la brûlure de l’alcool, la blessure se remet à saigner. Les cheveux du gros Bérurier prennent une curieuse teinte pourpre, répugnante. Ça le transforme complètement.
— L’homme aux cheveux rouges, fais-je, épisode II ; le gros Bérurier chez le gros méchant loup… Que t’est-il arrivé, mec ? T’as raté une bordure de trottoir ?
— Ferme un instant ta grande gueule et passe-moi le flacon, j’ai besoin d’élixir, affirme le blessé.
Il reste environ quarante centilitres de whisky dans la bouteille. Si je le laissais faire, il s’embourberait le solde et repartirait aux quetsches pour le bon motif. C’est pas le moment car, si on l’a foutu dans ce piège à rats, c’est qu’on voulait s’assurer de sa personne… Et on surveille étroitement les prisonniers…
— Figure-toi, commence-t-il…
— Remise ta menteuse dans son écrin, gars, c’est pas le moment des résumés. Tu peux arquer ?
— Relève-moi, pour voir…
Je passe derrière sa gonfle et je le cramponne à bras le corps. Oh ! hisse ! Il est aussi souple qu’une vache crevée, Bérurier… Ah ! c’est pas demain qu’il servira de partenaire à Serge Lifar !
Comme il y met du sien, je finis par le mettre à la verticale. Il titube un instant, se passe la pogne devant les châsses et s’ébroue…
Puis il fait un pas en avant, appuie l’une de ses mains contre le mur et dégueule que c’en est une bénédiction…
— C’est tout ce que t’as à nous montrer ? lui demandé-je lorsqu’il a terminé.
— Charrie pas, mec, murmure-t-il. Avec un parpin commak sur le chignon, je devrais être déjà plein d’asticots !
Il fait de grandes embardées, mais réussit à marcher. Moi, je tiens mon feu d’une main, ma lampe de l’autre.
— Accroche-toi à mon épaule. Le premier gnace qui se la radine avec des intentions belliqueuses, je le plombe comme une bécasse !
Nous faisons en sens inverse le chemin que je viens de parcourir. Nous allons assez doucement à cause de mon pote qui se sent un peu pâlot des flûtes, mais l’essentiel est de se tirer de ce terrier aux cent lourdes.
Enfin voilà l’escadrin… On le gravit, le Gros en tête tandis que je lui file des coups de genoux dans les miches pour le soutenir dans son ascension. Il gravirait l’Everest que ça ne serait pas pire !
Lorsqu’il débouche dans le couloir pestilentiel, il est en nage et tourne au vert intégral.
Il se tient la poitrine comme si cela pouvait aider sa respiration, la régulariser.
— Tu y es, bonhomme ?
— Attends…
— Dis, prends pas tes aises… Si l’immeuble te plaît, loue un pied-à-terre, seulement m’est avis qu’on risque de se faire brûler les plumes en s’attardant.
— Bon, suffoque-t-il… Tu veux ma mort, alors allons-y…
— Écoute voir, on va tourner à droite tout de suite en sortant, because à gauche il y a un troquet dont le loufiat ne me paraît pas catholique bien qu’il soit espago…
— Bien…
Il me suit docilement comme un bœuf qui suit son louchébem jusqu’aux abattoirs du chef-lieu ! Croquignolette, la promenade, je vous l’annonce.
Si vous mordiez la frime de Béru vous voudriez un cliché d’extrême urgence pour faire poirer vos relations. Il a pris un coup de grisou dans le pif et son naze déjà volumineux au départ a triplé de dimension. Il ressemble à l’aubergine primée lors du dernier comice agricole… Ses joues non rasées sont blêmes… Le raisin pisse partout sur sa bouille… Et ses yeux se retournent sous l’effet de la faiblesse comme des parapluies un jour de grand vent !
Je le regarde en souriant. Il s’en aperçoit et questionne lugubrement :
— Tu me prends pour une attraction internationale ?
— Presque, je reconnais. Je veux pas te vexer, mais tes chances au titre de Miss Europe me paraissent compromises…
— Débloque pas, ballot, je suis mort…
— C’est pas une raison pour manquer de respect envers tes supérieurs…
Alors, bien que faible à tomber, il réunit les ultimes forces éparses en lui et me débite des choses peu agréables sur la hiérarchie, la police, les enquêteurs, l’État, etc. Il conclut en déclarant que son rêve le plus cher serait de nous voir crever avec des fourmis rouges plein la g…, le Vieux et moi…
Ceci étant dit, il s’adosse contre un mur. Des passants s’arrêtent de passer pour le contempler avec intérêt et même commisération.
Je reprends mon optimisme. Cette fois on s’est sorti du pétrin… C’est la fin du Barrio Chino et nous marchons dans des voies tout ce qu’il y a de normales. Nous ne craignons plus rien.
— Bon, fais-je, c’est pas le tout, Gros, mais faut te faire recoudre le dôme pendant qu’il te reste encore un peu de raisin dans les veines…
Il fait un signe affirmatif. Je lui mets un bras par-dessus mon épaule et l’entraîne d’autor vers une farmacia . Le potar est une jolie nana brune comme un corbak. Dans sa blouse blanche fermée sur l’épaule elle est à croquer. Notre venue dans sa boutique ne semble pas l’enthousiasmer. Il faut dire que nous avons une sacrée touche, moi, loqué en docker et le Gros déguisé en boxeur K.-O.
Pourtant, sa profession l’emportant sur sa répulsion, elle fait asseoir Bérurier et s’occupe de lui.
C’est une fille énergique. Elle commence à désinfecter la plaie autrement qu’avec du whisky, ce qui fait bramer mon pote.
— Un peu de tenue, lui dis-je. Tu vas passer pour une femmelette.
— Et ta sœur, fesse de rat !
Telle est la réponse pertinente qu’il me hurle entre deux gémissements.
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