Le bistranche look mon dessin et fait une moue négative…
— Pas connaître, affirme-t-il…
Le guitariste sale jette un regard amorphe et se remet à gratouiller son jambon. Désespéré par cette inertie autant que par la musique triste, je paie et m’éloigne…
La vie a une vilaine couleur vénéneuse, ce matin ! Je glandouille dans ces bas-fonds célèbres où gravite la plus pauvre population d’Europe.
Je me dis que si je n’ai pas de nouvelles du Gros d’ici ce soir je serai obligé d’aller déballer le pacsif aux poulardins du coin afin qu’ils opèrent une descente…
Peut-être a-t-on découvert la carcasse à Béru dans un égout ? Comment le saurais-je, n’étant pas même capable de ligoter les baveux ?
Je reviens vers la Rambla, sombre comme un bal nègre, lorsque je me sens tiré par la manche. Je me retourne et je me trouve nez à nez avec le guitariste de l’estaminet. Il a des marques de chtouille plein la vitrine et il est plus cradingue qu’un champ d’épandage. Franchement le jour l’avantage pas. Y a de l’humeur autour de son lampion bidon et il est aussi appétissant qu’un mur de chiottes.
— Oui ? fais-je histoire de manifester mon intérêt.
Il sourit et ses chailles sont blanches comme de l’anthracite belge.
— Je parle français, fait-il…
— Voyez-vous…
— J’ai habité dix ans Paris…
Il ajoute :
— Pigalle… Ah ! c’est une belle ville !
— Très belle, conviens-je…
Est-ce que ce vilain pas beau va pleurnicher ses souvenirs dans mon giron ?
Je le regarde…
— Ici, la vie est dure, dit-il. L’Espagne est un pays pauvre… Pas d’argent, pas de travail…
En ce qui le concerne, cette seconde chose ne doit pas l’affecter outre mesure…
— Si vous disposiez de deux cents pesetas, señor, murmure-t-il après un regard derrière lui, je pourrais vous dire des choses…
— L’avenir ?
— Plutôt le passé…
— Je le connais, merci…
— Vous connaissez le vôtre, pas celui de votre ami, le gros homme ?
Là, il m’intéresse foncièrement, le borgne…
Il tient sa guitare sous le bras et ses doigts aux ongles noirs battent une mélopée sur le dos de l’instrument… Ça fait comme un lointain tam-tam perdu dans une contrée inexplorable…
— Vraiment, je murmure… Vous pourriez me parler de mon ami ?
— Je le crois…
— Vous savez où il est ?
— Ma mémoire est un appareil à sous, señor… Ici la vie est tellement dure…
Son langage fleuri me botte. Je lui allonge les deux billets rouges. Il les enfouit prestement dans sa poche…
— Alors ?
Il sourit…
— Votre ami, fait-il, doit souffrir de la tête. Il doit se trouver dans un endroit sombre et certainement humide… Et il doit de plus maudire sa coupable curiosité…
Sur ce, le guitariste va pour se faire les adjas…
Je le chope par la guitare.
— Écoute, Trésor, pour deux cents points on a droit à de la précision… Moi, je vais te dire ton futur. Si tu n’ouvres pas les vannes en grand, tu vas te retrouver avec ta guitare autour du cou en guise de faux-col…
— Ce serait ennuyeux pour votre santé, murmure-t-il.
Je le conçois sans peine, aussi jugé-je (le terme me plaît, laissez-moi le répéter) aussi jugé-je, dis-je (et le plus beau c’est que ça s’écrit comme ça se susurre) plus prudent de biaiser. J’ai toujours envie de biaiser !
— Sois franco (sans jeu de mots) et dis-moi où se trouve mon pote…
— Certainement dans un sous-sol, et non loin de l’endroit où vous l’avez cherché… Mais vous avez commis une imprudence en demandant après lui… Prenez bien garde à vous, señor, ici les journées sont chaudes mais les nuits sont fraîches…
— T’occupe pas, je ne sors jamais sans mon Rasurel…
Il hoche la tête et tapote sa guitare sur un rythme plus rapide. Cette marque d’impatience ne m’échappe pas.
— Adios , fait-il…
Il s’arrache de notre intimité et fonce dans le Barrio Chino comme dix kilos de vaseline sur une plaque de marbre inclinée.
Je me fous à siffloter allégrement… Enfin voilà du neuf et du raisonnable. Il est trop tôt pour me filer au turbin… Et puis trois plombes dégoulinent des cadrans. L’heure sacrée de la jaffe !
J’entre au restaurant Solé, un endroit chic, et je commande une paëlla à grand spectacle… On ne fait rien de bon le ventre vide !
Je suis en train de grailler le meilleur raisin de ma vie gastronomique lorsque July Chevreuse, ma petite starlett de la nuictée, entre dans l’établissement, flanquée de deux mecs qui se sont affublés de blousons de daim et de casquettes à longues visières afin de bien prouver qu’ils sont dans le cinéma.
La cocotte m’adresse un grand signe en bramant un « hello » qui filerait la nausée à des Amerlocks. Puis, sans plus de cérémonie, elle s’installe à une table et se met à faire une terrible esbrouffe, comme une vedette le doit à son public.
J’en ai mal aux seins. Souvent la bêtise des gerces me porte au bocal. Je me sens frémir de la coiffe dans ces cas-là ! Le plus dramatique, c’est qu’ayant des mœurs orthodoxes je suis obligé d’en passer par elles. Je me déguise en crème d’andouille toutes les fois que je le peux, c’est-à-dire très souvent. Le grand jeu, les mignardises, les grandes envolées de voix et les prouesses du slip, oui, tout ça et le reste je le regrette lorsque je me retrouve dans le civil près d’une bergère comme July de Meschoses-en-Salade !
Ulcéré, je douille mon orgie et je mets le cap en direction de la lourde, profitant d’un moment d’inattention de la championne du zizi-panpan et de la caméra réunis !
Le soleil est accablant. Bien que je longe le port, aucune brise ne me parvient du large. La mer est inerte, le ciel est d’un bleu presque blanc… Les vieux bahus roulent lentement dans le fracas de leurs ferrailles. Des gens harassés passent en traînant péniblement leurs ombres sur les trottoirs brûlants…
Je mijote les révélations du Gitan de tout à l’heure, l’homme au lampion bidon et à la guitare nostalgique… Quel genre de pèlerin est-ce ? M’a-t-il fait ces confidences par simple avidité ? Il y a un mystère… Un grave…
Je suis triste à la pensée de cette paëlla que je viens de tortorer en Suisse alors que le Gros bouffe peut-être avec les anges… Est-il vivant ou mort ? Faut se rancarder d’urgence…
Je prends les petites rues et je finis par trouver ce que je cherchais : un marchand de fringues amerlocks… J’entre dans sa boutique et je m’offre une combinaison avec une tinée de poches à soufflets, une chemise à carreaux, une bâche tricotée…
Il me fait un paquet, je ressors avec ça sous le bras… Dans une boutique voisine j’achète des lunettes de soleil — air connu —, c’est simple mais efficace. Je ne peux pas me déguiser en pet de lapin, hein ? Alors il faut bien que je sacrifie aux bonnes traditions ancestrales de la maison Parapluie.
Tout va bene , les troupes sont fraîches et bien nourries. Le piment de la paëlla me picote un peu les parois, mais ça stimule…
Je fonce à mon hôtel… Mais au moment où je vais pour y pénétrer, une bagnole moins démodée que les autres stoppe devant et une armada de poulardins espagos débarque en faisant des moulinets avec leurs longues matraques. Je me dis que ça n’est pas le moment de m’insérer dans ce tableau, car je risque fort de me faire poser des questions embarrassantes, notamment au sujet du revolver que je porte dans mon holster. Je leur dirais bien que c’est un scapulaire, étant donné leur croyance religieuse, mais je doute qu’ils acceptent l’explication…
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