Je fais demi-tour et j’entre dans un bar. Je bois un café très fort et très mauvais, je le paie, et je fais semblant de me tailler, mais, profitant d’une seconde d’inattention du barman, je pousse la lourde des gogues et je tire le verrou.
En un clin d’œil je change mes frusques contre celles dont je viens de faire l’emplette. Le papier me sert à envelopper mes vêtements à moi. Je retire le verrou, entrebâille la porte et coule un regard en vrille à l’intérieur du bar… Un couple est au comptoir, parlant avec le barman… Ça risque de s’éterniser. Je me colle les lunettes sur le naze et délibérément je m’avance vers la rade. Faut croire que mon aspect s’est modifié car le garçon ne sourcille presque pas.
— Vino negro ! lancé-je, car je suis certain de bien prononcer ces deux mots !
Le raton en veste blanche me sert un glass de rouquin, je file un ticket de cinq pesetas, j’empoche la mornifle du loufiat après lui avoir balancé son bouquet et je me taille… Tout s’est bien passé. Seulement mon paquet de nippes m’embarrasse…
Je le laisserais bien dans un autre rade, mais je ne pense pas que ce soit prudent. Alors aux grands maux les grands remèdes… Je m’arrête devant une bagnole à l’arrêt, je promène la main sous l’essieu et la ramène noire de cambouis. J’écarte les bords du paquet et je fais (à contre-cœur) une tache à mon veston et une autre au futal. Puis je replie le total et je m’annonce dans une teinturerie en disant qu’il faut me nettoyer le costar pour le soir. La vieille m’explique qu’en express ça me coûtera un poil plus chérot. Je dis d’accord et je me casse, les mains libres, les nerfs tendus, bien décidé à retrouver le gros Béru, même s’il a été débité en tranches.
Il n’y a plus le guitariste dans le bistanche à Tejéro. Je pense que le gratteur de jambon s’est emmené en villégiature tandis que je fais mon rodéo dans le quartier maudit. L’établissement — si je peux employer un terme aussi pompeux pour qualifier le bouge — est vide. Il doit pas faire un gros chiffre d’affaires, le zig à la verrue poilue ! Ici on se contente de peu…
Je baisse la visière de ma bâchouse et je pénètre dans l’allée située à gauche du bistrot. Je manque défaillir tellement ça chlingue ! On a l’impression de partir en voyage dans l’intestin d’un chacal… Le monde pourrissant ! Voilà l’image par laquelle je traduis ma sensation… Ça pue le pourri, le moisi, l’aigre, le rance… Ça pue tout court ! C’est le voyage au bout de la nuit…
Je prends ma petite lampe de poche ayant la forme d’un stylo et j’en promène le faisceau autour de moi.
J’avise un escalier branlant à gauche… Au-dessus il y a des gens qui hurlent et qui se foutent sur la gueule, ce qui explique leurs cris.
À droite, une porte de fer… Ça ne ressemble pas à une porte de cave… On dirait plutôt la lourde d’un transformateur électrique.
Je l’ausculte et je trouve la serrure. Alors vous l’avez deviné, c’est à sésame de jouer la romance des rossignols.
Mais ce petit dégourdi se laisse intimider pour une fois. Lui qui est si convaincant avec les clenches de toutes natures, il balbutie avec celui-ci… J’ai beau titiller dans le trou, me forcer au calme, rien ! Zéro ! La lourde reste close, la serrure inerte…
Furax, au bout de cinq minutes je me penche et je colle le pinceau lumineux de la lampe à l’orifice. Alors immédiatement je me fais inscrire au club des mous de la théière because je suis en train de « guignocher » non dans un trou de serrure, mais dans un trou produit par l’absence d’un rivet…
J’y passe le petit doigt, je tire et la porte s’ouvre sans faire d’histoire… Je remise mon sésame et considère d’un regard flottant le rectangle noir qui s’offre à mes investigations (comme disent mes confrères qui se prennent au sérieux). Les mots du guitariste me reviennent, comme dans un film les voix off.
« Votre ami est certainement dans un sous-sol, et non loin de l’endroit où vous l’avez cherché… »
Qu’est-ce que ça signifie, au juste ? Non loin de l’endroit ? Bonté divine, si j’avais pu tenir le gratteur de cordes dans un endroit peinard, je lui aurais arraché des précisions… Son carreau de verre pour commencer, je le lui faisais sauter avec une fourchette à escargots… Ensuite il avait droit à la Valse de Sibélius…
Un coup de boule dans le placard, ça met les gnaces à la raison, et une série de mandales aident un bègue à parler couramment… Mais ce qui est fait est fait, suivant le principe de Félicie ma brave femme de mère, qui se prétend fataliste mais qui sanglote lorsqu’elle a loupé une mayonnaise.
Je m’engage dans le rectangle noir, ramène la porte sur moi et me mets à descendre un escadrin aux marches extrêmement brèves.
Ce qu’il y a de curieux, c’est ce bruit qui soudain me parvient. Ça ressemble au grondement que produit la roue d’un moulin…
J’actionne la loupiote, mais je ne vois que des parois de pierres suintantes d’humidité…
Je descends l’escalier à pic entièrement et je débouche dans un couloir… Toujours ce bruit qui ne s’amplifie pas mais qui roule dans mes oreilles comme le zonzon d’un monstrueux insecte.
Enfin, me voici dans un long couloir voûté. Des portes s’offrent, à droite et à gauche… De méchantes portes de bois que j’ouvre les unes après les autres sans difficulté. Elles donnent toutes sur des caves encombrées de machinchouettes hétéroclites… Ils ont des trucs rouillés en réserve, les habitants du Barrio Chino, mais comme picrate : néant !
Pourtant, l’une des lourdes est plus cadenassée que les autres. La cave qu’elle protège contient des tonneaux et des bouteilles dans des casiers. Je pige qu’il s’agit de celle à Tejéro, l’homme à la verrue poilue… Pas trace de Bérurier…
J’ai beau examiner le sol, les murs, les portes, les réduits : rien !
J’arrive au bout du couloir et je pige la nature du bruit. C’était la batterie d’un orchestre. Il vient de s’arrêter et un air cuivré lui succède… Je suis sous un dancing…
J’ouvre la dernière porte, c’est une porte de fer identique à la toute première, par contre celle-ci comporte une sacrée serrure. Je tombe sur un escalier et je le gravis avec mille précautions parce qu’au-dessus de ma hure, le bastringue bat son plein. Je vais faire une drôle de tronche, tout à l’heure si je débouche au milieu d’une piste de danse…
Cet escalier est en deux tronçons. Il s’arrête à une espèce de vaste plate-forme et continue son ascension.
Une porte très basse s’ouvre sur la plate-forme. Cadenassée itou. Je l’ouvre… Décidément ça tourne au cauchemar, cette succession de lourdes à ouvrir. Si je me fais pincer, il va y avoir un vache cri dans le circus. Ils sont chiches de me lyncher, les bougres… Et ils auront tous les droits pour leur pomme car il serait malaisé de justifier mon voyage dans ce sous-sol. Mais c’est peinard dans le secteur.
La nouvelle porte basse franchie, je me trouve dans un second couloir beaucoup plus humain que l’autre. Celui-ci est blanchi à la chaux… Encore des portes… Je suis le roi de la serrure décidément… On pourrait créer une espèce de course d’obstacles d’un genre nouveau…
Ces caves-ci sont bien achalandées… Il y a de la charcutaille dans l’une… Avec des jambons plats, fumés, presque noirs… Gentil comme guirlande. Dans une autre du picrate… Et dans une troisième Bérurier… Mais un Bérurier en triste état. Une vraie loque… Il est étendu, inerte dans le salpêtre… Sous sa tête se trouve une flaque noire. Son visage est vert… Ses yeux clos… Il respire difficilement car il a le nez tout violet et enflaga…
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