Le chef de service est sensible à ma personnalité et consent à différer son alimentation pour satisfaire à mes questions.
Je lui annonce l’adresse de la propriété de feu Veller et je lui demande à qui Aristide Veller a acheté ce terrain. Il plonge dans un gros registre et son nez de rat musqué court sur les pages calligraphiées.
— La propriété appartenait à une dame Carotier, veuve Viaud, qui l’avait héritée d’un premier mariage.
Non, les gars, ne criez pas au miracle. Ne vous dites pas que j’ai le nez en forme de pompe aspirante ou que je suis doué d’un sixième sens, seulement je me sers très bien des cinq que le Bon Dieu m’a dévolus et ça donne d’excellents résultats.
En parlant de l’auto avec Fernand tout à l’heure, et de la planque aux pommes qu’il avait fallu, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer la propriété voisine de celle de mon ami. C’est une sorte de petit terrain vague en pente qui démarre depuis la voie ferrée. À cet endroit la ligne est à au moins vingt mètres de hauteur et, dans ce remblai naturel se trouvent des grottes artificielles servant de hangars autrefois aux paysans qui cultivaient ce terrain. Ces cavités dans la colline constituent des abris merveilleux. Le reste du raisonnement, d’accord, n’a plus été qu’une question de blair. Par exemple, en évoquant le terrain, je me suis dit qu’il était surprenant que quelqu’un ait eu l’idée de l’acheter pour y faire construire. Comme situation il est plutôt tartouze et il faut l’avoir à soi pour se décider à y bâtir maison. Or, je me suis rappelé que, sur le permis de conduire de Viaud trouvé sur le cadavre, il y est écrit qu’il est né à Fontenay…
Je demande à l’employé qui me lorgne d’un œil indécis.
— Et, avant Auguste Viaud, qui était propriétaire du terrain ?
Il part en recherches.
— Son père, Sébastien Viaud, maréchal-ferrant à Fontenay…
Voilà, nous y sommes ! Le gars Auguste, futur agent double, à été un mouflet. Il a couru dans les rues de cette banlieue, il a joué sur ce terrain vague où son père remisait les vieux chariots qu’on lui donnait à réparer… Un jour, vieillissant, il en a eu marre de l’aventure. Il a tout plaqué et il est revenu en France. Il s’est mis en cheville avec les Carotier pour avoir le terrain, ils le lui ont donné. Ensuite il a voulu du fric, et alors ça n’a plus été du kif !
Le louchébem tenait à ses piastres, à sa tranquillité, à la gonzesse pour qui il avait fait les pires couenneries. Viaud-Veller lui a rendu visite en vain, il a dû lui dire qu’il réfléchirait et puis, dès que l’autre a eu repris la route de Pantruche, il lui a écrit la lettre que vous savez.
— Merci, dis-je au préposé de la mairie.
— De rien, murmure-t-il, je suis un fonctionnaire, comme vous !
Les hommes ont toujours la manie de se gargariser avec des formules tricolorisantes (du moins lorsqu’ils sont Français). Le bleu, couleur du ciel, comme dit un comique célèbre, le blanc, couleur de la blancheur et le rouge qui, s’il était vert, serait la couleur de l’espérance.
— C’est rare de voir un fonctionnaire qui fonctionne, riposté-je en lui tendant cinq doigts valeureux qu’il touche timidement comme une relique.
Comme il est l’heure des braves et que mon estomac qui a la parole fastoche crie famine (et il est poli !) je vais grailler un morcif dans un restaurant du type « chauffeurs de taxi ». En y consommant un céleri rémoulade et un steak échappé d’une cordonnerie-express, je lie connaissance avec des maçons, ce qui est plus aisé que de lier une sauce. On lie les sauces avec du vin blanc et on se lie avec les maçons au moyen du vin rouge [8] Certains esprits chagrins déploreront la pauvreté de ce trait d’esprit. C’est à eux que je le dédie, car je considère comme un devoir de fournir du pain à ceux qui ont faim, et de quoi s’indigner aux râleurs.
.
L’un des gars, habilement questionné par mes soins, finit par me rancarder sur l’entreprise de maçonnerie qui a commencé la construction de la maison du faux Veller. Il s’agit de la maison Maideux fils, rue du Lieutenant-Colonel-Sabretache, à Fontenay.
J’y parviens à l’instant précis où une horloge paresseuse égrène le coup d’une heure et demie (si j’ose dire).
Je tombe sur un vieux pionard à la trogne vultueuse. Il a du poil sur le nez, alors que la plupart des gens en ont à l’intérieur. Ses yeux marinent dans le vin rouge et il sent bon le légionnaire négligé.
— M. Maideux ? m’enquiers-je.
Il secoue la tête à la fois pour marquer une rigoureuse négation mais aussi pour faire choir le filament argenté qui pend de sa narine droite.
— L’est mort, déclare le maçon avec un accent italien.
— Son fils n’est pas encore arrivé ?
— Non.
— Vous allez peut-être pouvoir me tuyauter. Il s’agit de ce chantier que vous aviez commencé mais qui n’a pas été fini, près de la voie ferrée.
— Chez l’Anglais ?
— Voilà ! C’est vous qui…
— C’est moi qué jé dirigeais l’équipe…
— Alors vous allez pouvoir me renseigner… Au cours des travaux, n’avez-vous pas remarqué une vieille voiture dans l’une des grottes artificielles creusées dans le remblai ?
Il hésite et se trouble. Sa bouche aux lèvres ripolinées par le picrate s’entrouvre comme celle d’une carpe hors de l’eau.
— Répondez !
Il secoue la tête.
— Je… Non… C’est…
Affolé, le vioquard ! Pour lui filer lgrand saisissement je lui expose ma carte et alors c’est la grosse crise d’asthme. Il manque d’oxygène et ses éponges font bravo.
— Il vaudrait mieux que vous me disiez la vérité, insisté-je. Quand c’est un poulet qui vous la demande on a toujours de graves ennuis en ne la disant pas.
— Quand j’ai lou dans le journal, Madona ! j’ai dit au pétit de ne pas en parler… Si on avait su qu’il y avait un pauvré mort dedans le coffre, Christo Santo, on l’aurait laissée où elle était !
— Allez-y, pépé, je vous prête une oreille attentive que vous me rendrez à la sortie !
Dans un français rendu pratiquement inaudible par l’émotion, il me bonnit la vérité, rien que la vérité.
Oui, au cours des travaux ils avaient repéré une bagnole, son gâcheur de mortier et lui, dans l’une des grottes. L’auto était dissimulée sous des fagots de bois. C’est en allant assouvir un besoin pressant que le commis avait fait cette trouvaille… Seulement, comme Veller leur tombait sur le poil à chaque instant, ils n’avaient touché à rien… Et puis l’English ( !) s’était tué et les travaux avaient été interrompus… Plusieurs mois s’étaient écoulés et un jour, Maideux fils avait voulu récupérer des bâches demeurées sur le chantier. Il avait donc envoyé le vieux et son commis avec la camionnette pour charger le matériel subsistant dans la maison inachevée.
L’arpette s’était souvenu de la vieille guimbarde et avait dit au vieux qu’il voudrait l’amener au jour. Ils avaient débarrassé les fagots et avaient poussé la vieille Renault hors de son trou. Par jeu, le môme avait mis dedans un peu de l’essence de la camionnette et avait essayé de la mettre en marche. Miracle de la bonne marchandise d’avant-guerre. Malgré ses années d’immobilité, malgré que la batterie se fût vidée, le teuf-teuf avait pu démarrer à la manivelle. Le gamin avait parcouru quelques mètres avant de caler. Ils avaient alors abandonné le véhicule là où il se trouvait. La machine leur était sortie de l’esprit et puis, l’autre jour, ils avaient appris par la presse la macabre découverte que nous avions faite, Fernand et moi. Ça leur avait collé les jetons et ils avaient décidé de ne pas moufter.
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