Je demande la gendarmerie de Saint-Genix-sur-Guiers où j’ai déposé la mère Carotier. Un gendarme rouleur d’« r » me répond. Je déballe mon blaze et ça donne des résultats immédiats puisque le pandore m’assure de ses sentiments déférents.
— Vous avez toujours la dame de cette nuit ?
— Oui. Le parquet de Chambéry doit venir dans l’après-midi.
— Voulez-vous lui demander si son premier mari, Auguste Viaud, pouvait se passer de lunettes ?
Un silence. L’autre endoffé doit se gratter le conduit auditif. Je reconnais que ça ressemble plus à une blague qu’à un exposé en Sorbonne sur la concentration du jus de chique dans l’hormone femelle.
— Si… quoi ? répète-t-il.
Il s’attend à ce que je lui dise « poil aux doigts » et que je raccroche, mais au lieu de ça, docile, je réitère ma question.
— Ne quittez pas, balbutie l’homme à la visière noire.
Un long silence. Puis il revient.
— Non, dit-il, la femme Carotier assure que son mari ne posait ses lunettes que pour dormir… Il était as… assis commak !
— Quoi ?
Je réalise.
— Astigmate ?
— C’est ça !
— O.K., merci…
Je raccroche. Les deux autres me considèrent d’un œil troublé.
— Alors ? demande l’impatient lieutenant.
— Je crois qu’il y a eu maldonne, fais-je sérieusement.
— C’est-à-dire ?
— Je vais vous dire une chose à priori insensée.
— Vraiment ?
— Monsieur Tardivaut, je commence à croire que ça n’est pas Viaud que votre cour martiale a jugé et condamné à mort !
Il tique :
— Vous dites ?
— Je n’ai pas la moindre envie de faire du roman-feuilleton, celui-ci serait très mauvais.
— On aurait jugé un autre homme sous le nom de Viaud ?
— Je pense que oui !
— Mais c’est impossible !
— Oh que voilà un mot peu français, mon commandant ! m’écrié-je.
L’avocat se renfrogne.
— Vous divaguez, monsieur le commissaire, permettez-moi de vous le dire. Voyons, si l’individu en question n’avait pas été le véritable inculpé, nous l’aurions su !
— Vous l’auriez su s’il vous l’avait dit ! Mais vous ne l’auriez pas su si son remplaçant avait accepté de jouer le rôle de Viaud ! Vous venez de me dire vous-même deux choses curieuses : ç’a été un procès sans témoins et… escamoté !
Du coup le voilà rêveur, le perroquet… Il sent son barreau chanceler sous ses pattes.
— Ce serait invraisemblable, croit-il bon de murmurer néanmoins.
Le lieutenant de chasseur, lui, frétille. Il est abonné à Mystère-Magazine et du moment qu’on lui construit du super-police, il biche.
Nous prenons congé de l’avocat. On dirait un dindon. Il nous raccompagne jusqu’à la lourde. La vieille bonne piaffe de la semelle avec sa quiche qui a bronzé.
— Au plaisir, maître !
Son appartement, décidément, sentait mauvais. Nous fonçons jusqu’à la maison du gouverneur.
— Voulez-vous venir jusqu’au bar du mess ? demande mon compagnon… Nous avons du whisky de première qualité.
Je l’accompagne. Il vient de mettre le doigt sur une plaie qui s’élargissait en moi ; voilà plusieurs jours que je ne carbure plus au scotch ! Va falloir changer ça.
Aujourd’hui, le mess est désert. Les collègues à Mongin sont allés se faire scalper le minaret en ville. Nous lichons deux godets bien tassés et je sens que mes facultés réintègrent le domicile.
— J’aimerais tuber à Paris, c’est possible ?
— Ben voyons…
Nous passons dans le burlingue du général. (Entre-temps, Mongin m’a appris que le gouverneur est à l’inauguration d’une nouvelle cantine. C’est lui qui donne le premier coup de cuiller à pot.) Je me vautre dans le fauteuil du zig à glands d’or et je réclame en priorité le numéro du Vieux à Pantruche. Bien que ça soit jour de fête je pense le trouver au bureau. Le Vieux, je vous l’ai dit mille fois — mais je le répète pour les ceusses qui rappliquent en retard dans la collection — ne quitte pratiquement pas la maison Poultock. Il y a son pageot, probable, dans un endroit caché !
— Allô !
Pas de charres, c’est sa voix calme.
— Ici San-Antonio !
— Vous êtes à Grenoble ?
— Comment le savez-vous ?
— J’ai appris par les journaux l’affaire à laquelle vous êtes mêlé et vous connaissant, j’en ai déduit que vous avez profité de vos vacances pour…
Un drôle de champion, le Vieux ! Il nous possédera toujours avec son esprit mathématique et son sens de la déduction.
— Eh bien, vous ne vous êtes pas gourré…
— Il vaut mieux laisser tomber…, dit-il. J’ai pris mes renseignements, je crois que vous perdez du temps inutilement.
— Comment ça ?
— C’est compliqué…
— Qu’est-ce qui est compliqué, chef ? L’histoire du faux fusillé ?
C’est à mon tour de l’estomaquer.
— Sapristi, vous en êtes déjà là ?
— La preuve !
Il est content de son San-Antonio…
— Bravo, quel chien de chasse ! Que savez-vous au juste ?
— Peu de choses en vérité. Simplement qu’on a arrêté un type appelé Viaud et que ça n’est pas lui qui a été jugé sous son nom !
— En effet. Quelqu’un de nos services a pris sa place…
— Pourquoi ?
— Parce que Viaud faisait partie de l’Intelligence Service. Il était agent double. Son arrestation fut le fait d’un hasard. Comme il était impossible de l’étouffer, l’I.S., en accord avec le Deuxième Bureau, a remplacé Viaud par quelqu’un d’autre…
— Et ce quelqu’un n’a pas été fusillé ?
— Pas ce quelqu’un, mais une troisième personne : un vrai condamné à mort qui a subi son châtiment sous le nom de Viaud… L’affaire s’est faite en trois temps, vous saisissez ?
— Fort bien ! Avez-vous entendu parler du commissaire Laurent ?
— Il figure au rapport. C’est à lui que Viaud s’est confié et c’est lui qui a alerté nos services… Nous lui avons donné les instructions nécessaires…
— Et il est mort le lendemain ?
— L’Intelligence Service a la marotte de la discrétion !
— Dites donc, patron… Pourquoi ce simulacre de procès et cette exécution par personne interposée ?
— Il était important pour l’I.S. que Viaud soit officiellement mort.
— Ne me faites pas crever de curiosité, boss, si vous le savez, dites-le !
— Viaud avait fourni aux Allemands des tuyaux erronés que l’état-major anglais voulait à toute force faire passer pour vrais. Si on n’avait pas exécuté Viaud, lorsqu’un idiot de voisin le démasqua, les Boches auraient flairé quelque chose. En le passant par les armes, au contraire, on accréditait en quelque sorte l’authenticité des faux renseignements, vous comprenez ?
— Bien sûr… Mais alors, comment se fait-il…
— Qu’il ne soit pas réapparu après la guerre ?
— D’abord, oui ?
— Sa femme s’était remariée dans l’intervalle… Lui-même avait d’autres projets sentimentaux, il s’est dit que les choses étaient bien ainsi… Il a eu la sagesse de ne pas demander une réhabilitation…
— Où se trouve-t-il maintenant ?
— En Angleterre, je pense… Il faudrait demander au Yard.
— Vous pouvez le faire ?
Le Vieux commence à trouver la conversation longuette.
— À quoi bon ?
— Une idée à moi, patron…
— Bon… Je vais tâcher de vous obtenir ce détail… Vous rentrez quand ?
— Tout de suite…
— Alors à demain…
Il raccroche et je reste un instant comme une noix devant mon combiné. De drôles de révélations sont sorties de la petite passoire d’ébonite… Nous sommes tombés en plein sur l’un des nombreux mystères de la petite dernière… M’est avis qu’il n’est pas entièrement éclairci…
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