Le gros Bérurier, qui sort de l’hosto [7] Voir : Ça tourne au vinaigre .
et qui passe sa convalescence à la maison Parapluie, histoire de se changer les idées, est là, au rade, racontant au patron son opération en éclusant un grand blanc pudiquement teinté de cassis.
Il m’accueille en levant les bras.
— San-A. ! Tu tombes bien, je cherchais justement qui c’est qu’allait raquer mon glass ! On fait un 421 ?
— Pas le temps !
— Alors en un coup sec ?
Le mastodonte qui préside aux destinées de l’établissement avance une piste. Béru chope les dés savamment, de façon à sortir tous les as d’une seule jetée… Au moment où il va pour jeter les cubes, je lui pousse un peu le coude et il dégauchit un 322 qui lui fait pousser des clameurs d’agonie.
J’annonce une tierce et je commande un scotch histoire de le mettre au supplice. Béru me fait remarquer que le prix de ma consommation est disproportionné comparativement à celui de la sienne, à quoi j’objecte que rien n’ayant été précisé relativement à l’enjeu, il doit s’estimer heureux que je ne commande pas une choucroute garnie en supplément. La petite bonne qui a tout vu se marre comme les trois orfèvres. Je lui balance mon œillade pour mineure perverse et je sens que si dans un an et un jour sa mère n’est pas venue la chercher elle sera pour ma pomme.
— Annonce un jeton de téléphone, dis-je au patron, et sers la mienne à ce pauvre blessé.
Cette décision calme instantanément les vitupérations de Bérurier. Je me rends dans la cabine téléphonique où un client futé a écrit en caractères d’imprimerie qu’il déféquait sur tous ceux qui liraient ce message. Je compose le numéro de Fernand et sa voix calme se glisse dans mes trompes d’Eustache.
— Ah, c’est toi, San-Antonio ? Tu as du nouveau ?
— Couci-couça…
— Parce que moi, j’en ai…
Je m’étrangle.
— Toi ?
— Oui… Parfaitement, ça t’épate ?
— Non : ça me bouleverse… Vas-y, j’ouïs !
— Ce serait trop long, tu ne peux pas venir jusque-là ? J’ai en ce moment un essayage…
— Ça boume, le rate pas, je viens de voir Pinuche : son costar t’as intérêt à le signer d’un pseudonyme !
Fernand se met à protester en bon commerçant :
— D’accord, la couleur est assez marquante !
— C’est pas une couleur, c’est une explosion ! Et la veste, dis, tu as vu où elle descend ? Il est obligé d’en soulever les pans pour monter dans l’autobus.
— Il faut toujours que tu te fiches du monde, proteste Fernand, tu ferais mieux de t’occuper de ton travail, au lieu de le laisser faire par les autres !
Et sur ces paroles qu’on me concédera sibyllines, il me file son déclic en travers de la terrine.
Je trouve Fernand au troquet voisin de son magasin de hardes. Il écluse délicatement un quart Perrier agrémenté d’une rondelle de citron.
— Les clients me fatiguent, aujourd’hui, m’explique-t-il. Ils te demandent la lune, et quand tu la leur donnes ils râlent parce qu’elle brille moins qu’ils ne le supposaient !
Je me juche sur un haut tabouret, près de lui.
— Ne fais pas de littérature, gars… Traduis-moi plutôt en clair ton message chiffré de tout à l’heure…
Il vide son glass et me considère d’un œil scrutateur.
— Qu’est-ce qu’on vous apprend dans la police ? s’informe-t-il. À appuyer sur le bouton du vert pour laisser passer les bagnoles ?
— Oui, fais-je, et aussi à ramoner le pif des tordus qui la ramènent inconsidérément.
Ça l’amuse.
— Alors, cette enquête ?
Son œil pétille comme un feu de sarments.
— Elle est close…
— Pour cause de décès ?
— Oui…
Et de rire parce que c’est le propre de l’homme.
— Dis donc, San-Antonio, je t’ai mis sur une chouette affaire, tu pourrais avoir la politesse de me raconter l’histoire !
Je ricane.
— Hé ben voilà, c’est un Nègre qui entre dans un bureau de tabac. Il dit à la buraliste : « Donnez-moi un paquet de gris-gris et une boîte d’amulettes… »
Fernand reste de marbre.
— À force de prendre les gens pour des c…, tu finiras par te faire des relations, affirme-t-il.
Je lui flanque une bourrade.
— Fais pas cette bouille, je vais éclairer ta lanterne japonaise.
Pour la n-ième fois je me livre au résumé des chapitres précédents. Il m’écoute, bouche bée, captivé par le récit.
— Tu parles d’une épopée, murmure-t-il de temps à autre.
Lorsque j’ai achevé, il murmure :
— Alors tu crois que Carotier avait enlevé le corps, et qu’il avait planqué la voiture jusqu’au jour où celle-ci a été volée ?
Je hausse les épaules.
— Non, c’est mon supérieur hiérarchique qui s’en tient à cette version. Mais elle ne satisfait pas le célèbre San-Antonio, l’homme qui remplace le beurre et les maris en voyage ! Que Carotier ait enlevé le corps, c’est possible, et même probable. Ce gars a bien été capable d’étrangler sa frangine parce qu’elle le menaçait de le dénoncer… Mais il n’aurait pas laissé le cadavre dans une bagnole et la bagnole dans un hangar, c’eût été contraire à ses principes.
— Tu parles !
— C’était le genre de gros tas qui aurait enterré le bonhomme dans son jardin histoire de donner de l’azote à ses rosiers nains…
— Tu parles, répète Fernand qui à ses heures manque de conversation.
— D’autre part, m’obstiné-je, il est impensable que quelqu’un ait eu envie de voler un os pareil… Un voleur de bagnole choisit de préférence un truc capable de rouler…
Mon pote, le roi de la mesure industrielle (le luxe de Dizimieu-les-Tronches et des Champs-Élysées réunis) me met la main sur l’épaule.
— Ce qui revient à dire que je suis dans le vrai !
Je le toise, comme s’il passait le conseil de révision.
— Cesse un peu de faire le mystérieux, Fernand, et déballe ton plat de résistance…
Il fait signe au barman de remettre le couvert. Lors, s’étant re-gazéifié la gargante, il attaque, d’un ton précis :
— Voilà… Lorsque tu as été parti, l’autre jour, ainsi que tes illustres collègues, je me suis mis à réfléchir…
— Ça a dû te donner de la température, coupé-je.
Mon intervention lui cavale sur le grand zygomatique.
— Je t’en prie ! proteste-t-il.
Et il poursuit, imperturbable :
— Ce long week-end se présentait, je n’avais rien à fiche et ce cas m’intéressait d’autant plus que c’était moi qui l’avais découvert…
— Très joli préambule, tu devrais le faire peindre en jaune…
— J’ai donc décidé de faire mon enquête, moi aussi…
— Voyez-vous ! Le peigné-pure-laine ne suffit plus à mossieur !
— J’aime les romans policiers et j’ai toujours rêvé d’être détective.
— Alors tu as pris une bouteille de scotch dans ta poche et tu t’es mis à faire de l’œil à toutes les nanas de passage en leur disant : « Hello poupée ! » C’est ainsi que procèdent tous les détectives de roman.
— Non, dit Albo. J’ai fait travailler mes…
— Cellules grises ? Signé Hercule, avec un H, comme Poirot !
— Oui. Vois-tu, je savais que tes collègues et toi alliez chercher l’origine du mort, celle de l’auto… Que vous alliez enquêter sur les lieux de départ de l’un et de l’autre… Bref…
— Bref ?
— Que vous alliez négliger, provisoirement du moins, le lieu d’arrivée.
Je vide mon verre. Il me semble brusquement qu’on fait éclater un sac en papier à mes oreilles. Qu’est-ce à dire ? Le gars Fernand qui vient me donner des cours du soir à prix de faveur ?
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