Le souffle rauque et menu du mourant vrille mon oreille.
— Répète, Grenoblois, répète…
Et le miracle se produit… Il s’arrête un instant de respirer, puis il redit :
— Are… e… yon…
Je répète :
— Are e yon… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Est-ce une ultime transmission de pensée ?
— Gare de Lyon ? demandé-je.
— Mmoui !
Il canne. Son front reste appuyé contre le pare-brise crevé, le sang s’écoule de sa bouche… Je sors de l’auto…
Pinaud me regarde.
— Comme tu es pâle ! s’exclame-t-il.
J’enjambe le corps de Marie-Jeanne et écarte brutalement les badauds. Bérurier, qui revient, me crie :
— Les voilà… Où vas-tu ?
— Boire un coup de gnole, je me sens tout chose…
— Il y a un troquet au coin de la rue…
— Venez m’y rejoindre avec Pinaud dès que les flics seront là…
— Entendu !
D’une démarche molle, je gagne le bistrot indiqué par mon éminent collègue. J’ai les cannes qui plient sous mon poids. Ce soir, la vie est duraille à se farcir… J’ai comme qui dirait une indigestion de macchabées. Ma petite Marguerite… Padovani… La poule du Turc… Le Grenoblois… Et, en sourdine, un cadavre sans tête qui daube quelque part !
L’humanité est en décomposition. J’en ai marre. J’aurais dû me faire laboureur… Marcher dans les champs derrière le dargeot d’un bourrin, n’est-ce pas l’idéal ? On l’éventre, cette saloperie de terre. On lui extirpe ce qu’elle a de meilleur avant d’aller l’enrichir en azote ! Parlez-moi de cette vie au grand air… Moi j’aime les arbres, pas ceux poussiéreux des squares, qui puent l’anémie des villes, qui sont asphyxiés par le béton, mais les autres… Ceux qui poussent tout seuls parce que le vent charrie de la semence et que la terre est fertile… Ceux qui sont pleins de vrais oiseaux… Et au pied desquels on trouve des champignons !
Je passe la porte du bistrot. Le patron, un tablier bleu autour du ventre, pérore…
Des zigs à moitié blindés l’écoutent. Il dit que ces attaques à main armée sont propres au quartier… Ça fait la quatrième qu’il voit en trente-deux ans de limonade (dont quatre à la saccharine).
Il m’interpelle.
— Vous savez au juste comment ça s’est passé ? me demande-t-il.
Je m’assieds sur une banquette ravagée.
— C’est des hommes qui ont tiré sur d’autres… Apportez-moi un rhum et vous occupez pas de ça !
Blessé, il me sert à contrecœur. Il ne rouscaille pas, heureusement pour son râtelier, car dans l’état où je suis, je ne supporterais pas de vannes !
Je m’entifle coup sur coup quatre rhums avant l’arrivée de mes coéquipiers.
Ils ont l’air fatigués, eux aussi.
— Un rouge ! décide Bérurier…
— Un blanc ! commande Pinaud, par esprit de contradiction.
« Tu as du sang à la figure, me dit-il. Tu es blessé ? »
Je m’essuie avec mon mouchoir.
Je leur sais gré de ne pas m’accabler de questions.
Nous sirotons en silence, tandis que le patron et les consommateurs nous regardent avec respect. À l’arrivée de Béru, portant la mitraillette, ils on enfin compris que nous n’étions pas de simples scaphandriers en bordée.
Lorsque je me sens à nouveau dans mon assiette, je dis aux deux comiques troupiers qui m’assistent :
— Le type de la bagnole s’appelait dans le mitan Mémé le Grenoblois.
— Je sais, fait Béru, je le connaissais. C’est moi qui l’ai crevé en 53 lorsque j’étais à la criminelle. Cambriolage…
— Ce gars était le complice de Padovani dans l’affaire de la tête…
« Avant de déhotter, il m’a dit que le cadavre se trouvait à la gare de Lyon… »
— À la gare de Lyon ! murmure Pinaud. On aurait dû faire des fouilles dans les consignes de gare. C’est toujours là qu’on entrepose les cadavres coupés en morceaux.
Béru fait chorus et cite des affaires criminelles retentissantes qui toutes ont trouvé leur point de départ ou leur dénouement dans une consigne…
— Au lieu de faire de la rétrospective, coupé-je, on ferait mieux d’aller là-bas…
— Une seconde ! supplie Pinaud. Je voudrais un vin chaud maintenant, pour me remonter… Cette poursuite m’a coupé les jambes.
Je leur accorde le sursis souhaité. Béru en profite pour demander un sandwich… Moi, je vais téléphoner à l’ Hôtel de la Côte d’Argent pour interviewer Berthier…
La vieille dame de la caisse est toujours installée à son poste. C’est à croire qu’elle y passe vingt-quatre heures sur vingt-quatre !
Elle me donne mon collègue.
— Bonjour, monsieur le commissaire, s’empresse-t-il, déférent. Rien de nouveau, je vous le signale. Cette jeune femme a bien essayé de sortir, mais je l’ai priée de rester dans sa chambre et elle n’a pas insisté…
— Pauvre tordu ! à l’heure actuelle elle se trouve rue de Tocqueville à l’état de macchabée, votre souris… Demandez un peu à la direction s’il n’existe pas une sortie par la cour… Et apprenez un peu votre métier !
Je raccroche, lui laissant au cœur comme une envie de se pendre.
Béru achève d’engloutir son sandwich ; sans râtelier, faut le faire !
— On dirait un boa, remarqué-je.
— Que veux-tu, s’excuse-t-il, les émotions, ça me creuse…
— À propos de creuser, tu creuses ta tombe avec tes dents !
— C’est moins fatigant qu’autrement, rigole le Gros. Et parle pas de mes dents : elles sont dans ma poche !
— Allez, go : à la gare !
Mes sparring-partners se lèvent en soupirant.
CHAPITRE XII
PRÈS DU FOURGON… DE TÊTE
Gros bidule à la consigne de la gare de Lyon. Le préposé, à en juger par ses coquilles tuméfiées, devait en écraser entre deux malles avant notre venue.
Nous lui expliquons qui nous sommes et ce que nous cherchons. Il se frotte alors les lampions pour en bannir les ultimes bribes de sommeil ; et il organise lui-même les recherches. Nous décidons de nous consacrer aux bagages les plus gros et de mettre en action notre sens olfactif, lequel est en général, chez les humains, un sens mineur.
Si vous nous voyiez, vous retiendriez vos gâches pour la prochaine séance, les mecs ! Pinuche, à quatre pattes, fait les rayons inférieurs. Il renifle, façon Pluto, et ses étiquettes remuent, autant que son naze ! Béru, lui, colle carrément son groin sur les colibars. Il aspire profondément, ferme les yeux, hoche la tête et passe au suivant. Quant à moi, je procède autrement : je soupèse avant de renifler, sachant combien la viande d’homme est lourdingue !
Tout à coup, le Gros pousse un hurlement :
— Icigo, les potes !
Nous. accourons. Il s’agit d’une malle en osier tressé. Elle est petite pour une malle, mais grande pour une valoche. Et elle pue autant que tous les abattoirs de la Villette par une journée torride.
Elle ne comporte pas de serrure, mais deux sangles de cuir que nous n’avons aucun mal à dégrafer. Des linges blancs, souillés de sang, nous apparaissent. L’abominable odeur s’accentue.
— On tient le bon bout ! avertit Pinaud.
— Merci du tuyau, ricané-je, faudrait avoir de la cire à cacheter dans les trous de nez pour ne pas le savoir.
Béru, de ses gros doigts qui ignorent la répulsion, écarte les linges, et nous pouvons admirer à loisir un énorme jambon en pleine décomposition…
Notre déception n’a pas de limites…
C’est encore le Gros qui résume le mieux la situation :
— Laisser perdre une came pareille alors que les petits Indiens n’ont rien à jaffer ! Faut être un drôle de vandale !
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