— T’as peur qu’on te surveille.
— Non, mais vaut mieux faire gaffe…
— Bon, comme tu voudras, Turc… Allez, tchao !
Et il raccroche.
J’en fais autant, puis je m’assieds dans un fauteuil d’osier qui gémit sous mon poids.
Je croise les mains sur mon burlingue et j’examine la situation bien comme il faut.
Comme prévu, Padovani a des complices — au moins un, en tout cas. Ils ont accompli un sale coup. Puis ils ont tiré au sort pour savoir qui ferait disparaître le cadavre et le hasard a désigné le Turc.
Pour une raison que j’ignore, Padovani a dépecé leur victime…
Il a planqué la tronche là où nous l’avons trouvée… Mais le restant du mort est demeuré dans un endroit connu des autres (ou du moins du Grenoblois) et la décomposition risque de signaler sa présence… Oui, c’est bien cela… Par « le client », il parlait d’un défunt, sans quoi mon interlocuteur n’aurait pas dit « que c’était mauvais de le laisser là-bas avec ces chaleurs ».
Je décroche l’appareil. Presto je compose le numéro de la maison Lapoule… Le standardiste me branche sur mon service, mais personne ne répond. Je lui ordonne d’envoyer quelqu’un en face vérifier si Pinuche ou Bérurier ne sont pas en train de lichetrogner… Le préposé me demande de ne pas quitter…
Pendant qu’on part à la recherche du fameux tandem, Marie-Jeanne vient s’asseoir en face de moi.
— Monsieur le commissaire, balbutie-t-elle.
Je la regarde. Elle a l’air tellement triste qu’un vieux percepteur en pleurerait !
— Mais qu’est-ce que tu as, Gosse d’amour ?
— Un pressentiment, dit-elle.
— Un pressentiment ?
— Oui. Il me semble que le Turc est mort…
Du coup, ça me la cloue !
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Pendant que vous téléphoniez j’écoutais. Vous imitiez sa voix à la perfection… Et j’ai compris qu’il ne parlerait plus, plus jamais !.. Je ne sais pas comment vous expliquer.
Ce sens divinatoire me confond. Je vais pour protester, mais la voix de Béru graillonne dans l’écouteur :
— Oui, j’écoute.
— C’est toi, Gros ?
— En chair et en os…
— Et en graisse, tu oublies ! Bon, j’ai du nouveau… Ce soir, à dix heures un gars sera stationné à droite de l’église Saint-Augustin. J’ai rambour avec cégnace. Je dois lui faire un appel de phares… Puis lui filer le train… Toi, prends une carriole et poste-toi rue de la Pépinière… Lorsque tu me verras déhotter, suis-moi… Vu ?
— Vu.
— Charge-toi, hein ? Du sérieux, ça pourrait vaser ! Et puis prends quelqu’un avec toi, plus on est de fous plus on rit…
— Pinaud ?
— Pourquoi pas, il est encore dans les azimuts ?
— On tapait la belote ensemble… Tout atout-sans atout ! C’en fait deux que je lui mets dans le…
Il ne précise pas.
— Remisez vos brèmes et préparez l’expédition… Vous n’êtes pas biturés au moins ?
Le Gros se met en boule :
— Qu’est-ce que c’est que ces sous-entendus à la graisse d’oie, hein ? Biturés, Pinuche et moi ? À cause de dix malheureux apéros ! Non, ma parole, tu nous prends pour des dames…
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas chez vous à cette heure ?
— La femme au père Pinuche est en vacances chez sa sœur, et la mienne est invitée chez une amie.
J’ai l’impression que l’amie de Berthe Bérurier doit ressembler à Alfred, le coiffeur.
— Montons, fais-je à Marie-Jeanne.
En passant devant la caisse je lance à la mère Trois-et-deux-cinq :
— Vous décrochez pas la matière grise, ma brave dame, je suis de la Rousse. Tout ce que je vous demande, c’est de continuer vos additions comme si de rien n’était !
CHAPITRE XI
DEUX TÊTES AU TABLEAU
De retour à la chambre, j’explique avec ménagement à ma collaboratrice ce qui s’est passé dans l’après-midi dans mon bureau.
Elle ne chiale pas, ne dit rien. J’ai l’impression que mon récit lui apporte une sorte de calme. Lorsque je me tais, elle va ouvrir la porte. Puis elle me la montre.
— Fous le camp, poulet !
J’en suis baba !
— Fous le camp si tu ne veux pas que je saute par la fenêtre, moi aussi. Ah ! on peut dire que tu m’as flouée avec ton blabla, salopard ! Alors t’as conduit mon homme au suicide et tu viens me faire jouer cette sale comédie ! Je peux plus te voir… Envoie-moi au combron si tu veux, tout, pourvu que je n’aie plus ta gueule de flic devant les yeux ! Elle me donne envie de te mordre…
À propos de mordre, c’est le gars Bibi qui se mord les doigts pour avoir donné dans l’épanchement… Le courrier du cœur, c’est pas ma rubrique !
Ça vous prouve, mes petits lapins roses, qu’en matière de flicaillerie il faut garder l’œil ouvert et le cœur sec !
Pour éviter le scandale, je quitte la carrée.
En bas, je téléphone pour demander qu’on poste quelqu’un dans le hall de l’hôtel pour empêcher cette pétasse de calter…
Après quoi, j’attends en lisant le baveux que la femme de chambre est allée m’acheter. Je peux apprécier la régularité de Laroute. Mais à travers les lignes, je hume son impatience. Si je n’éclaircis pas cette histoire dans les douze heures qui viennent, il se déchaînera. Et alors votre petit San-Antonio bien-aimé pourra s’acheter un peigne fin pour aller coiffer les girafes dans un bled tranquille.
Un garçon blond et gentil se présente. Un novice du bureau voisin. Il vient à moi, déférent :
— Berthier, monsieur le commissaire…
— O.K. Vous allez faire sisite là et surveiller l’escalier. Une femme que madame (je désigne la mactée) vous désignera éventuellement, essaiera peut-être de sortir ou de téléphoner. Votre rôle consiste à l’en empêcher par tous les moyens, d’accord ? Si elle regimbe, passez-lui les poucettes ou attachez-la dans son lit…
« Allez, bye ! »
Je vais renifler l’air humide du dehors.
Il fait une belle notche, avec des bribes de brouillard çà et là, autour des becs électriques. Paris, en cette nuit de printemps, est d’une émouvante douceur.
Je respire profondément, manière de me désintoxiquer les éponges. Il est neuf heures et demie. C’est-à-dire que je peux d’ores et déjà me préparer à intervenir…
Je boutonne ma gabardine jusqu’au col et je rabats mon bada sur mon front. C’est rare que je porte un bitos… J’aime pas ça… Ça fait minus… Mais il y a des circonstances dans la vie qui vous obligent à vous camoufler au maxi…
Je monte dans mon char et, peinardement, je vais jusqu’à Clichy écluser quelques coups de pousse-au-crime avant l’heure H. À dix heures moins cinq, je me remets au volant et je descends à Saint-Augustin par la rue du Rocher. Je fais un premier viron autour de l’église, sans apercevoir la moindre tire en stationnement. Et cependant les dix coups viennent de dégouliner du clocheton… Qu’est-ce à dire ? Le Grenoblois aurait-il changé d’avis ?
Je contourne le square, ce qui me permet d’apercevoir Béru et Pinuche dans leur tire… Leurs deux bouilles d’ahuris se détachent en pâle derrière la vitre du pare-brise… Je ralentis pour me faire repérer par eux, puis j’entreprends un second tour de l’église. Lorsque je l’ai fini, ô bonheur ! je découvre une 404 grise stationnée à droite de l’édifice. Il y a un mec à l’intérieur dont je vois la silhouette par la glace arrière.
Je freine, stoppe à dix mètres de lui et je fais jouer les phares à trois reprises… Le zig met alors son moulin en route et démarre en souplesse. Je l’imite… Dans ma poitrine, il y a un grand radio-crochet sous le patronage des Petits Chanteurs à la Croix de bois ! Cette fois, mes petits camarades, je tiens le superbon bout…
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