Vexée, elle laisse tomber sa dextre.
— C’est au Bar des Amis qu’il retrouvait ses copains ?
— Oui.
Aïe ! C’est ce que je redoutais. À l’heure présente, Messieurs les Hommes sont au courant du circus. Ç’a dû être le gros émoi dans la volière. Sauve-qui-peut ! Les hommes et les méchants d’abord ! Ils se sont fait habiller au courant d’air, dans les tons neutres ! Ils ont dit adieu à leurs gagneuses… après une dernière caresse au dôme des seins valides.
Même si je récupérais ces amis du Turc, rien ne m’indique qu’ils aient été ses complices.
Il me vient une idée. Une gentille…
Je cours à la croisée et je me penche dans la cour. En bas, Laroute se régale à tirer le portrait du mort. Je l’interpelle :
— Ne partez pas sans m’avoir vu, Laroute, c’est capital.
Ensuite, je sonne les gardes du corps de la Marie-Jeanne.
Lorsqu’ils sont là, je m’adresse au groupe :
— Écoutez bien, les enfants : il est deux heures de l’après-midi. Vous allez garder cette fille jusqu’à huit heures. Ensuite vous l’amènerez en bagnole rue de Milan et vous la larguerez à cinquante mètres de l’ Hôtel de la Côte d’Argent, compris ?
— Compris, patron.
— Gi.
Je m’adresse à l’escaladeuse de gentlemen :
— Toi, tu rentreras dans l’hôtel, comme tu le fais ordinairement, et tu monteras tout droit dans ta chambre, d’accord ?
Elle esquisse un signe d’acquiescement.
— Tu ne parleras à personne, sauf bonjour, bonsoir au taulier ou à la femme de chambre. Pas un mot de ce qui t’est arrivé, compris ? Fais gaffe, dans ton auberge les murs auront des oreilles… Si tu ne fais pas exactement ce que je te dis, comme je te le dis, tant pis pour ta peau…
Elle confirme son acceptation totale.
— Et une fois dans la chambre ? demande-t-elle.
Je souris.
— T’auras pas à te biler, la suite du programme, je ne la connais pas encore, c’est comme qui dirait un réveillon-surprise…
Je chope les deux matuches à l’écart.
— Padovani vient de se tuer en ce balançant par la fenêtre, leur dis-je à voix basse.
— On le sait, affirment-ils.
Leur discrétion m’est agréable.
— Bravo ! les gars. Pas un mot à la pétroleuse… Elle ne doit pas savoir ce qui s’est passé, sans quoi mon plan échoue !
— Vous tourmentez pas, patron… On va lui tenir compagnie jusqu’à l’heure que vous vous avez indiquée…
— Faites-la bouffer, ça lui fera passer le temps…
À cet instant, Laroute fais une entrée fracassante dans mon bureau.
— Dites donc ! tonitrue-t-il. Pour du nouveau, c’est du nouveau !
Je lui bondis sur le poil, un doigt opposé perpendiculairement à ma bouche.
Il arrête de jacter. Puis il regarde Marie-Jeanne.
— Qui est cette personne ?
— Je vous le dirai peut-être un jour, fais-je en m’efforçant de prendre un ton enjoué.
Les deux sbires empaquettent la souris. Nous nous retrouvons seuls, Laroute et moi.
Je m’essuie le front d’un revers de coude.
— On peut dire que vous m’avez foutu des vapeurs, lui dis-je. Si vous aviez appris la mort du caïd à cette fille, mon plan allait s’écrouler.
Je le pousse vers une chaise.
— Posez-le là, Laroute, j’ai un nouveau sursis à vous demander…
Il fronce les sourcils.
— Ah oui !
La voix est mauvaise.
— Ne parlez pas de la mort de Padovani avant demain.
Il se lève, marche à mon bureau, pose ses deux poings sur mon sous-main et prend appui dessus pour incliner jusqu’à mon visage.
— Des clous, commissaire !
— Pardon ?
— Je dis : des clous. J’en ai assez de vos salades… De vos sursis, de vos brillantes manigances… Mon métier, c’est d’informer le public avant mes collègues. Voilà deux jours que vous m’empêchez de sortir un papier de première page, c’est fini… Je regrette mais je ferai mon boulot.
Il est franchement déterminé.
— Un instant, lui dis-je.
— Non, je n’en ai plus un à perdre…
— Si. Laroute, si vous annoncez la mort du caïd, tout est foutu… Si au contraire, vous m’aidez, je suis certain d’aller au bout de cette ténébreuse affaire.
Je prends la photo représentant Padovani avec son pâté de foie sur le museau.
— On va faire un marché. Que pensez-vous de ce cliché ?
Il éclate de rire.
— Marrant !
— Eh bien ! il est à vous en exclusivité totale. Vous allez écrire que nous étions sur une piste. Nous avons arrêté un certain Jo Padovani dit le Turc… Il y eu bagarre… Ce cliché a été tiré alors que Pado venait de prendre ce projectile dans la poire… Rien n’amusera davantage vos lecteurs. Vous direz que le Corse a été interrogé, mais qu’il a pu fournir un alibi sans faille et qu’il a été relâché. Vous pouvez même prétendre l’avoir interviewé à sa sortie de nos locaux… Il vous a fait une déclaration comme quoi il est indigné par le comportement des perdreaux… Il vous a dit qu’il avait été arrêté à la suite d’une dénonciation anonyme dont il espère découvrir l’auteur… Faites ça… C’est du sensationnel ! Demain, vous aurez toujours la possibilité de sortir la vérité, ainsi cela vous donnera deux papiers à sensation au lieu d’un. Vous voyez que je suis correct ! Ne vous ai-je pas alerté immédiatement, et vous tout seul ?
Il n’a pas lâché la photographie des yeux.
Un léger soupir s’échappe de ses lèvres.
Il remise le portrait dans sa poche.
— C’est bon. Je suis un faible, je ne sais rien vous refuser.
— Eh ! Un instant…
— Oui ?
— Donnez-moi votre rouleau de pellicule. Je n’ai pas envie que vous me jouiez un air de vache !
— C’est ça, pour que vous le détruisiez !
— La confiance règne, ricané-je.
— Je peux vous servir la même chose…
Nous nous bravons avec des lampions qui feraient fondre le pôle Nord !
— D’accord, alors employons un autre système… Sortez votre pellicule de l’appareil, faites-en un paquet…
— Et ensuite ?
— Vous écrivez votre adresse dessus et on le fait poster immédiatement par un planton. De la sorte, vous êtes certain de l’avoir demain.
— D’ac…
Il obéit, ôte son film, l’enveloppe dans du papier blanc et fixe les plis du paquet au moyen de papier collant.
Lorsqu’il écrit son adresse, je sonne un garde.
— Minute, dit Laroute, ne lui faites pas le moindre signe d’intelligence, sans quoi je ne marche pas !
— Comment un gardien de la paix comprendrait-il un signe d’intelligence ? objecté-je.
Tout se passe bien. Le garde prend le paquet et les dix balles de Laroute, puis s’en va en nous distribuant des saluts militaires format ministre !
— À demain, dis-je à Laroute. Je compte sur vous. Souvenez-vous que lorsque je compte sur quelqu’un, je n’aime pas être déçu. Si l’idée vous venait de me doubler, vous perdriez soixante-quinze pour cent de ce sex-appeal qui vous met à la portée de la paluche les secrétaires du journal.
Il hausse les épaules, vexé. Nous nous quittons sans effusions.
Bérurier surgit, le chapeau de travers.
Il semble déprimé.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Gros ?
Il pose sur mon visage altier ses gros yeux sanguins.
— Je viens de me rappeler que ma Berthe a fait du bœuf mode pour le déjeuner.
— Alors ?
Il brandit son râtelier mutilé.
— Tu crois que je vais pouvoir le bouffer avec ça ?
— Fais-toi faire du hachis Parmentier, Béru… Ou un lait de poule !
CHAPITRE X
LA TÊTE ENFLÉE
Il est sept heures et quelques poussières lorsque je passe la porte de l’ Hôtel de la Côte d’Argent. Je suis nanti d’une valise en carton, d’un chapeau et de lunettes qui ne me servent à rien sur le plan de l’optique, sinon à fausser celle des autres lorsqu’ils me regardent.
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