L’autre sourit. Béru passe derrière le fauteuil et fait coulisser la boucle de fermeture.
— Ouf, soupire Padovani, ça fait du bien…
Il se dresse un peu, exécute quelques brefs mouvements d’assouplissement, puis il me sourit.
— J’ai jamais vu un poulet aussi con ! affirme-t-il.
Là-dessus, il bouscule Pinaud d’un croc-en-jambe et fonce vers la fenêtre ouverte.
Bérurier libère un juron. Mais nous n’avons pas eu le temps d’intervenir. Le Turc a plongé magnifiquement bille en tête.
Il ne reste plus que le rectangle de la fenêtre ouverte sur l’azur d’un ciel lavé.
Mentalement je compte : un… deux… trois… qu…
Un bruit. Le bruit ! Celui que font sur le bitume d’une cour cent kilos de viande tombant d’un troisième étage.
DEUXIÈME PARTIE
SOUS LE SIGNE DU LION
CHAPITRE IX
LA TÊTE FROIDE
Nous attendons au moins une minute avant de nous précipiter à la fenêtre.
En bas, près d’une bagnole radio, le corps du Turc gît, écrabouillé. Les chauffeurs de la cabane accourent. L’un d’eux lève la tête pour voir de quelle hauteur le bonhomme a joué à la torpille humaine.
— C’est vous qui l’avez balancé ? nous crie-t-il.
— Moralement, oui, grommelé-je.
Bérurier abaisse lentement ses manches de liquette.
— Parlez-moi d’une tante ! fulmine-t-il. Nous mouler en pleine conversation, comme ça, c’est d’un sans-gêne…
— Oui, souligne Pinuche en grattant du bout de l’ongle le coin de ses yeux chassieux. Je crois que nous nous y sommes mal pris…
— On aurait dû essayer de lui faire une piqûre de pain complet, fait le Gros.
— De pain complet ? m’étonné-je.
— Tu sais, pour faire jaser les pas-causants…
— Bougre d’inculte ! C’est de penthotal !
Il ramasse sa veste, l’enfile et hausse les épaules ce faisant.
— Faut toujours que tu joues sur les mots, San-A. T’es un puriste dans ton genre.
Pour le quart d’heure, le puriste les a moites ! À la queue leu leu, comme trois canards gagnant la mare, nous descendons visionner le cadavre.
Il n’est pas laubé, le Padovani. Il ressemble plus à la galette des rois qu’à un Turc de foire ! Sa frime a littéralement explosé et il est tout désarticulé. On pourrait le ramasser avec du papier buvard.
Pinuche, toujours consciencieux, s’agenouille près de lui et le fouille. Il extirpe des poches du mort : un portefeuille, un stylo en or, des cigarettes turques (coquetterie de ce gros lard), un briquet à gaz, un chronographe en or et un mouchoir de soie. Détail important, une énorme chevalière de platine, enrichie d’un diamant gros comme un haricot, est nouée à un coin du mouchoir.
Je m’en empare et l’essaie au mort, mais elle est beaucoup trop étroite pour ses doigts d’assommeur. M’est avis qu’il avait chouravé ça dans un fric-frac et qu’il attendait un peu avant de le brader…
Je m’empare du portefeuille et je retourne à mon burlingue.
Bien installé, un coup de whisky à portée de la main, je fais l’inventaire de la pochette en croco. Elle contient mille dollars en coupures de cent, un permis de conduire au nom de Padovani, cinq cent quarante francs français, une photo de la môme Marie-Jeanne la représentant en maillot de bain sur une plage, et un billet de la Loterie dont le tirage est imminent.
Au total, rien de tout cela ne peut me fournir une indication. D’énervement, je fais craquer mes jointures.
J’ai avancé en ce sens que j’ai appréhendé le coupable, mais je ne sais rien de sa première victime, non plus que des raisons de son meurtre.
Laroute frappe à ma porte.
— Salut, commissaire, dit-il. Quoi de neuf ?
J’enrage.
— C’est pas le moment, vieux, excusez-moi…
Les journalistes sont plus difficiles à chasser que l’eczéma chronique.
— Vous m’avez fait venir au sujet d’une photo intéressante ?
— Allez la prendre dans la cour de l’immeuble…
— Que se passe-t-il ?
— On vous expliquera. Pardonnez-moi, mais je n’ai plus une seconde à… à vous accorder !
Furax, il referme la lourde et s’éloigne.
Je décroche le biniou.
— Amenez-moi la fille !
La mort du caïd me déconcerte. Il est assez rare qu’un truand se suicide. Je veux bien que c’était scié pour lui, il allait passer au tourniquet et il savait que c’était inévitable, pourtant je n’arrive pas à piger les causes profondes de son valdingue. A-t-il eu peur du ridicule avec mon histoire de photo marrante ? Ou bien a-t-il été ulcéré par la trahison de sa bonne femme ?
Pour la seconde fois on introduit la Marie-Jeanne dans la pièce.
Constatant que son homme n’est plus là, elle se requinque un brin. Je fais signe à ses convoyeurs de hisser le grand foc et je vais me planter devant elle.
— Écoute, fillette, je n’ai plus le temps de jouer au petit pompier. Voilà où nous en sommes : ton jules n’a pas voulu parler et nie tout en bloc. Comme je n’ai pas de preuves formelles contre lui et qu’il est malin, je vais devoir vous relâcher. Après ce qui s’est passé, je te parie la culotte d’un zouave contre la main de ma sœur qu’il te fera la peau. Tu le connais, le Turc. C’est un nerveux ! La trempe qu’on lui a administrée n’a pas endormi sa rancœur.
Je lui tiens le bon langage. Elle blêmit et ses yeux s’agrandissent sous l’effet de l’épouvante.
— Pour garer tes os, il ne te reste plus qu’une chose à faire, môme : t’allonger à fond. Ainsi, on coincera le Turc et ce sera tant mieux pour ta santé, qu’en penses-tu ?
Elle est d’accord à mille pour cent.
— Oui, oui, bégaie-t-elle. Seulement, je ne sais rien… Il m’a donné l’enveloppe hier en me disant de la poster, et c’est tout !
Elle ne se gaffe même pas, l’étourdie, qu’en fait de charge c’est déjà pas mal !
— Laissons de côté l’histoire de l’enveloppe. Ce qui m’intéresse c’est l’autre affaire. Tu ne peux rien me dire là-dessus ?
— Non. Y a pas plus secret que mon homme. C’est un tombeau.
Là, elle emploie le mot juste. En effet, le Turc, maintenant, c’est un tombeau, que dis-je : un mausolée !
Je gamberge un peu pour m’aérer les méninges.
— Bon, alors attends, on va procéder autrement.
Je saisis une feuille de papelard, un crayon.
— Où piogez-vous, tous les deux ?
— Hôtel de la Côte d’Argent, rue de Milan !
— Chambre numéro ?
— Quatorze…
— Qui fréquente-t-il ?
Elle hausse les épaules.
— Pff… des gars par là-bas à Montmartre…
— Je veux des noms !
Elle réfléchit :
— Bob l’Espiègle… Le Grenoblois… Magnin Beau-Sourire… Je sais pas leurs vrais noms…
— Je m’arrangerai avec ça… Dis-moi, ces temps, le Turc ne t’as pas fait l’effet d’être dans une combine délicate ?
— Oh ! lui, c’est toujours rideau… Pour savoir ce qu’il pense, faut se lever de bonne heure !
— Il ne boulonnait pas la nuit ?
— Si, des fois. Mais sans me dire où ni à quoi !
Décidément, le Turc était un personnage hermétique. Pas le genre de lavedu qui se confie aux bergères. Il savait bien qu’en matière de confidences, les frangines sont des vraies passoires !
Vous leur bonnissez des secrets, et, avant que vous ayez fini de tartiner, elles dressent mentalement la liste des tordus à qui elles vont aller raconter l’historiette.
— C’est tout ce que tu sais ?
— Oui, je le jure !
La voilà qui étend solennellement la main.
— Qu’est-ce que tu fais, rigolé-je, il ne pleut pas !
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