— Cette Liberté-là est bien comme l’autre, soupiré-je… Elle est moisie…
— Ça fait tout de même quéque chose, larmoie Pinuche. Depuis le temps qu’on en parle ! En ce temps-là on voyait grand ! Regardez les bateaux, autour, comme ils sont petits en comparaison…
— C’est surtout qu’on avait le temps, souligne Béru. Tu vas pas me dire, mais c’est tout de même superflu !
— On devrait grimper sur le pont, suggère le vieux crabe… Sûrement qu’on y voit les gratte-ciel !
Je les retiens d’un geste…
— On aura le temps de les voir, le Liberté reste deux jours à quai avant de repartir…
Ils s’assoient, résignés…
Je fais claquer mes doigts.
— Pour tout vous dire, poursuis-je, je me fous des gratte-ciel. Je n’ai qu’un truc en tête : ces plans, cette bon dieu de maquette ! Penser qu’ils sont là, tout près, que dans quelques heures ils vont quitter le barlu, c’est-à-dire quitter la France… Et ne rien pouvoir faire… Je vous jure que c’est rageant !
— Que veux-tu, soupire le Bérurier, on a fait ce qu’on a pu…
C’est vrai. J’ai fouillé les bagages de cale de la femme du diplomate, avec l’aide du bagage-master ; j’ai passé au crible tout le courrier déposé par les passagers chez le bibliothécaire ; j’ai refouillé la cabine de la suicidée… En vain… Par mesure de précaution, j’ai fait apposer les scellés sur la lourde… Je tiens à ce que les autorités françaises conservent la possibilité de démanteler la cabine si elles le jugent utile…
— Tu m’enlèveras pas de l’idée, fait Béru, que la pétasse avait un ou plusieurs complices à bord…
Je hausse les épaules.
— Non, je ne crois pas. Telle que l’affaire apparaît, avec le recul, ce coup a été réalisé par un couple « Grunt et Marlène ». Si l’équipe avait été plus forte, ni l’un ni l’autre ne se seraient mouillés à buter eux-mêmes les complices occasionnels. Grunt était un gars fini, archibrûlé en Europe. Il a voulu réaliser à son compte un coup rentable et se retirer dans un coin tranquille du monde pour y finir sa vie de salaud ! Je vous fous mon bifton qu’il a agi uniquement avec sa poule…
— Alors, que veux-tu qu’elle ait maquillé du fourbi ! grogne le Gros.
Il est maussade, depuis deux jours. Sa ricaine lui a demandé de divorcer pour l’épouser. Comme il a dit non, elle l’a envoyé chez Plumeau, et maintenant il a le slip en berne, le Gros !
Pinaud, qui est vert comme un conifère, avec ses yeux en fiente de pigeon non constipé, soumet son idée personnelle.
— Elle gardait peut-être tout le matériel sur soi ?
Je hausse les épaules.
— Non. J’ai eu l’honneur et l’avantage de déloquer la dame. Je peux t’affirmer qu’elle ne cachait rien qui pût intéresser le patrimoine national… Admettons à la rigueur qu’elle ait pu planquer les plans dans ses doublures… mais la maquette, en tout cas, était incachable dans des dessous féminins !
— Je donne ma langue au chat, déclare Bérurier…
Je zyeute sa grosse menteuse blanche du dessus et épaisse comme une langue de veau.
— Les chats ont leur dignité, Gros, affirmé-je. Et ils ont aussi le cœur fragile. Moi, je serais greffier, j’aimerais mieux me taper un rat crevé que ta menteuse !
— Merci !
Je suis survolté. Ces six days sur le bateau m’ont empli à ras bord d’électricité. J’aimerais casser la figure de quelqu’un, trousser une fille, visionner une émission d’André Gillois, enfin faire quelque chose qui défoule !
Pinaud regarde sa montre.
— Huit heures moins dix, annonce-t-il. À quelle heure commence le débarquement ?
— Vers dix heures ! Paraît que ces gabelous, lorsqu’ils arrivent à bord, commencent par aller se cogner la cloche au restaurant [69] Authentique.
. Après le breakfast à la française, ils vont visionner les passeports… Puis ils remettent ça au buffet !
Le prestige de notre cuisine, mon vieux, compense le discrédit de nos gouvernants [70] Re-authentique !
.
— Donc il nous reste deux heures devant nous…
Il médite. Son regard coagulé est immobile.
— On dirait que tu penses, ricané-je.
— Je pense, ratifie le Vioquart !
— À quoi ?…. demande Bérurier.
— Aux documents. La môme les avait planqués de façon supérieure, seulement s’ils débarquent, quelqu’un va les sortir de leur cachette, non ?
Je suis sensible à cette démonstration pertinente. Pinuche c’est ça : il est gâteux, ramolli du bulbe… Ses cellules grises manquent de phosphore, la prostate le guette ; son foie est bouffé aux mites, il a des charançons dans les précieuses, un commencement d’ulcère lui taraude l’estomac, une fin de bronchite lui comprime les soufflets, et pourtant, dans les cas graves il est là, toujours très digne, avec ses yeux chassieux, sa moustache râpée, ses fringues qui sentent le vieux tombeau pas entretenu… Oui, il est là, une parole sensée au coin de la bouche. Tranquille et pertinent ! Justifiant l’enveloppe que l’État français lui remet à la fin de chaque mois.
— Bravo ! Pinuche, m’exclamé-je… Oui, il faut réagir…
— Si on allait vérifier les scellés de la porte ? suggère encore cet aboutissement de la sénilité humaine.
— Allons-y !
Et nous voilà partis, à la queue leu leu vu l’exiguïté des couloirs. Il y a une forte effervescence à bord. L’arrivée colle de l’électrac aux gens. Ça jacte en toutes langues, ça rigole, nerveux… On s’est loqué… Des monceaux de valoches sont entreposées près des portes des cabines… Les stewards ont le sourire. Ils enfouillent les pourliches somptuaires que leur balancent les passagers.
Nous arrivons devant la ci-devant cabine de la môme Marlène. Nous voyons illico que rien n’a été touché à la porte…
Comme nous nous apprêtons à faire demi-tour, la dame indoue se radine, ficelée façon princesse des mille et une noyes.
Elle me connaît, because que je lui ai déjà fait subir molto interrogatoires.
— Messieur commissaire, gazouille la belle brune au regard d’anthracite de la Rhur, pourrais-je reprendre jouets des mon enfante ques estont dans cette cabine ?
Je la zyeute. Elle est grave, avec les sourcils froncés. Pinaud me file un coup de coude cagneux dans le placard.
— Mais certainement, fais-je.
Sans hésiter je fais sauter les scellés. J’ouvre la porte et je m’efface [71] Pour vous effacer, employez les gommes Farjon !
pour laisser entrer la dame indoue !
Elle pénètre dans la cabine exiguë, suivie de nous trois.
Elle pique une valoche de porc dans la penderie.
— Celle valise est à moi !
J’opine, comme un bon cheval.
Alors elle se met à ramasser les jouets épars dans l’étroite pièce. Le bambino ne doit même plus s’en servir car y en a trop. Tous les petits Indous ne clabotent pas au bord du Gange en pensant au lait des vaches sacrées ! Il y a ceux qui ont un papa à la redresse… Ceux qui ont besoin de nurse, de jouets électroniques, de vaccins préventifs… Bon, je m’arrête, car le blabla ne sert pas à grand-chose.
On voit que la femme du diplomate n’a pas l’habitude de faire des valoches, car elle empile les jouets pêle-mêle… Y a des bateaux à moteur avec projecteur qui s’éclaire, y a des autos qui se pilotent à distance, des animaux qui poussent les cris inhérents à leur corporation : un bœuf qui fait meuh ! Un chat qui fait miaou…
— Vous permettez ? dit tout à coup Pinuchet…
Il se baisse et cueille dans la valise un avion peint de couleurs criardes… Les ailes sont rouges, le pucelage [72] Comme dit ma rosière.
est bleu ; la queue violette, etc.
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