— Alors, vous m’en mettrez un chouïa, décide cette gloire de la police française.
Il se tourne vers la dame américaine et, galamment, murmure :
— Si la fumée ne dérange pas madame, naturellement !
* * *
Le repas est plein d’entrain. Mes deux compères se figurent en croisière et font les galantins auprès de notre compagne de table. Cette dernière parle un peu le français et Pinaud a « fait » de l’anglais, jadis. Pour le prouver à la dame, il lui récite I wish you a Merry Christmas avec un accent qui ferait dresser des cheveux sur la tête de Yul Brynner. Bref, nous sommes dans une très bonne ambiance.
Bérurier a rapidement éclusé la bouteille de bourgogne blanc et celle de bordeaux rouge qui occupaient notre table. Mis en verve en constatant qu’on a remplacé ces deux victimes du devoir par deux autres bouteilles pleines, il entreprend d’évangéliser notre voisine, laquelle commet l’hérésie de consommer un gratin de queues de langoustes en buvant du lait. Laissant ces messieurs faire du rentre-dedans à la personne que je vous cause, je pique, bille en tête, dans l’enquête. Parce que, enfin, bien que je sois à bord d’un transatlantique, j’ai les pieds sur la terre [56] C’est pas drôle, ça, bande de constipés ?
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Le Vieux en a eu une bonne et savoureuse en nous embarquant sur le Liberté . Comment espère-t-il que nous découvririons les plans ? Je vous l’ai déjà dit (mais avec des crânes de pioche comme vous on ne rabâche jamais assez), il y a un bon millier de passagers avec des tonnes de bagages à bord. Il est impossible de tout fouiller. Et quand bien même j’aurais la possibilité matérielle de le faire, une telle mesure créerait des incidents diplomatiques. Je regarde le populo international qui occupe la salle à manger et je mesure l’immensité de la tâche… Jamais ces gens ne se prêteraient à une perquise… Sans compter que ce serait un sale coup pour la publicité de la Transat. Les étrangers aiment les bateaux français parce qu’on y bouffe bien et qu’on y est peinard !
Alors ?
— À quoi tu penses ? hoquette le Gros, dont la trogne est illuminée comme un 14 Juillet d’avant-guerre.
— À ta bêtise, réponds-je…
Il hausse les épaules.
— Ça devient du parti pris, rouscaille-t-il. Faut que tu soyes cinglant…
Pinaud accapare la dame, en douce. Il lui raconte dans un langage franco-anglais-petit-nègre l’occlusion intestinale qui fut fatale à son oncle Alfred. Leur intimité vexe Bérurier.
— Vise-moi le dabe qui file le train à l’amerloche ! soupire-t-il. À mon âge, si c’est pas dégueulasse ! Qu’est-ce qu’il espère, Pinuche, avec toutes les toiles d’araignée qui lui verrouillent le calbart ?
— Laisse-le, calmé-je. Il va p’t-être attraper une mouche !
Mais le Béru est hargneux…
— Quand je pense, soupire-t-il.
— À quoi ?
— À ma bourgeoise qu’est peinarde pendant la croisière… On en a pour quinze jours aller-retour sur ce barlu ! Elle va drôlement se faire reluire avec le coiffeur !
— Et alors ?
— Comment, et alors ! On voit que t’es pas marrida !
— J’aime mieux pas ! Seulement écoute, Gros, elle ne va plus y trouver de charme à la bagatelle, pendant ces quinze jours !
— Pourquoi ?
— Parce que justement elle sera peinarde. Ce qu’il y a d’excitant, dans l’adultère, c’est la peur qu’on a d’être surpris… Si tu enlèves cette peur, que reste-t-il ? Une partie de jambonneaux, non ? Tu vas voir qu’elle va te regretter, ta morue ! L’absence embellit, Gros… Quand tu vas radiner à la casba, tu seras le beau chevalier errant ! Pour peu que tu changes de chaussettes avant de rentrer et que tu lui achètes pour trois francs de roses pompon, t’auras droit à la grande extase en Gévacolor…
Il me prend la main. Une larme de brave homme brille dans son regard.
— Merci, San-A. Dans le fond, tu es un chic type…
Il réfléchit, tandis que notre Pinaud, qui ne se sent plus, place sa botte secrète : à savoir, l’ablation des amygdales de son beau-frère.
— Ces barlus, c’est sûr, à ton avis ? demande Bérurier… J’aimerais pas faire naufrage, tu sais comme j’ai horreur de la flotte !
— Je sais… Naturellement que c’est sûr, pourquoi, t’as les jetons ?
— Non, mais ça m’ennuierait que ma bonne femme devienne veuve, qu’est-ce qu’elle ferait ! Son amant est marié, on n’a qu’une fortune impersonnelle…
— Elle se foutrait un crêpe noir sur la frime et elle irait faire des ménages, bougre de Ceci-Cela ! Tu vas pas t’attendrir sur ta bonne femme pendant toute la traversée, des fois ! T’inquiète jamais pour une femme, Béru… Les gonzesses ont plus de ressort qu’une montre de précision…
Je me tais, foudroyé par une image… Je viens de dire : un crêpe noir… Du coup ça me branche sur l’affaire… La femme qui a réceptionné les plans de Bolémieux, au Havre, avait un crêpe noir… Elle était habillée tout en noir… Ces vêtements de deuil, elle ne les a pas foutus en l’air. Elle n’en a pas eu le temps et ç’aurait risqué d’attirer l’attention sur elle. Donc les fringues sont dans ses bagages…
Oh ! oui… Oui, oui, oui… Attendez, ne bougez pas. Vous m’agacez avec votre cure-dents, laissez-moi réfléchir… Je crois que je tiens le bon bout… Oui, oui, oui… Ça y est : ça vient, ça se forme, ça se précise, ça se concrétise, ça… Écoutez ! Posons-nous des questions et répondons-y en nous appuyant des deux mains sur la logique… La fille qui attendait Bolémieux à la gare était l’agent ou une alliée de l’agent chargé du transfert des documents. On peut, sans crainte de se tromper, parier une course à pied contre un pied-à-terre qu’elle n’était pas réellement en grand deuil mais qu’elle s’est attifée ainsi pour ne pas montrer son visage… Donc ces nippes, considérées comme un déguisement, ne correspondent pas au ton de sa garde-robe. Ce qui revient à dire que si je trouvais une robe noire et des voiles de crêpe dans une garde-robe « normale » , j’aurais cent chances, virgule deux, sur cent de mettre la paluchette sur l’intéressée.
Le problo reste entier pourtant, car il se ramène à rafouiller dans les bagages des clients. Seulement il doit être plus fastoche d’y trouver un attirail de veuve que des documents secrets.
En tout cas, j’ai mon idée…
Une idée lumineuse comme le ring du Palais des Sports un soir de championnat du monde m’inonde la bouée.
Je me lève et salue bien bas miss Duchnock.
— Où tu vas ? s’inquiète Bérurier…
— Faire une promenade sur le pont… On se retrouvera au bar-fumoir pour le thé…
Je les laisse avec leur victime. La vioque, aux anges en se voyant chambrer par deux French men — et quels French men ! — prend des mines de petite fille à qui on propose une partie de touche-touche !
Pinaud se lisse la moustache, et il en profite pour débarrasser icelle des boulettes de crème Mystère qui en mouchettent les pointes. Quant au gars San-Antonio, l’homme qui remplace Astra et les maris en voyage, il file droit à la recherche du jeune officier détaché à sa personne.
Il a toujours sa merveilleuse petite idée, San-Antonio ! Et il la promène le long des coursives, comme un coureur portant le flambeau !
* * *
Je dégauchis le jeune officier dans sa cabine. C’est un petit coin tout ce qu’il y a de ravissant à l’avant du barlu. Sa cabine est meublée en bois clair, les cloisons sont peintes en vert pâle et il y a fixé des reproductions de tableaux de maîtres, car c’est un jeune homme de goût.
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