Il nous salue.
— À votre entière disposition, naturellement. Le commandant a donné des instructions aux deux officiers radio, le cas échéant vous pourrez vous adresser à eux à toute heure du jour ou de la nuit. Bien sûr, le personnel n’est pas au courant de votre qualité. Nous vous avons enregistré sous vos véritables noms mais en qualité de représentants…
— Parfait, dis-je…
Je lui tends la main, on en serre dix (cinq chacun). Nous voilà seuls. Pinaud s’est collé sur une couchette du bas et en écrase, le bada sur la trogne. Quant à Béru, il est intrigué par la soufflerie d’aération…
— Tu crois qu’on pourrait pas ouvrir l’hublot ? demande-t-il. Les tuyaux, j’ai pas confiance, suppose qu’y se bouchent ?
Je lui dis d’attendre… Le steward frappe à notre porte. Il vient se présenter à nous et nous refiler les renseignements élémentaires concernant la vie à bord. Soudain, je le vois qui s’arrête de jacter et qui regarde fixement un point précis.
Le fruit de son attention (un fruit gâté) n’est autre que le torse de Bérurier, lequel vient de se déloquer du haut. Il porte une chemise genre Rasurel d’un gris extrêmement foncé et agrémentée d’auréoles inexprimables.
Je congédie le steward avec un biffeton de mille et je me hâte de fixer la fermeture de sécurité.
— Dis voir, Gros, fais-je méchamment, y a pas des moments où t’en as marre de ressembler à une poubelle de quartier pauvre ?
— Pourquoi que tu dis ça ?
— Vise un peu ta limace ! Ça fait combien de temps que t’en as pas changé ?
Il hausse les épaules.
— Tu causes sans savoir, San-Antonio ! Ces tricots de corps, on ne peut pas les laver ; ça se drape !
— Tu veux dire que le tien n’a jamais été lavé ?
— Ben naturellement ! Oh toi, alors, ce que t’es Régence !
Je n’insiste pas. Mort de fatigue, je vais m’allonger sur la couchette qui fait face à celle de Pinaud. Le barlu est agité d’un grand frémissement. Il trépide et j’ai l’impression d’être sur la plate-forme d’un vieux tramway.
— On se barre, hein ? fait Bérurier.
— Ça m’en a l’air…
Il va au hublot, mais ne voit qu’une falaise de ciment gris.
— On s’en rend pas encore bien compte…
— Espère un peu, si la mer est mauvaise tu t’en apercevras !
Et puis, soudain, terrassé par la fatigue, je m’endors comme on coule à pic.
* * *
Deux heures plus tard, nous sommes — moi du moins pour commencer — réveillés par une musique mélodieuse qui passe dans le couloir.
Je saute de ma couchette et je vais entrouvrir la lourde. J’aperçois un garçon de restaurant armé d’un instrument à percussion bizarroïde sur lequel il frappe avec un gong. Je l’interpelle.
— C’est le défilé de la fanfare ou quoi ?
Il me sourit, comme dit l’abbé Jouvence.
— J’annonce le second service, monsieur…
J’en suis baba. La Transat fait bien les choses. Cet instrument est tellement plus sympa qu’une sonnette !
Les mots « second service » éveillent dans les abîmes insondés [51] Heureusement d’ailleurs.
de mon estomac une notion suraiguë de la faim qui en grand secret me tenaillait les entrailles. Point à la ligne !
Je relourde et me mets à beugler :
— Au secours ! Nous coulons ! Les chaloupes à la mer ! Les femmes et les enfants d’abord ! Les flics resteront à bord !
Béru, hagard, se dresse sur un coude, depuis sa couchette supérieure. Il veut se lever, oublie qu’il est si haut perché, se cogne la tronche au plaftard et bascule en avant avec un bruit terrible de vache foudroyée.
À quatre pattes dans la cabine, il geint.
— Quel est le sagouin qui m’a fauché le plancher !
Il a une nouvelle bosse au sommet du crâne et un rouge (qui va devenir un bleu) sur la pommette droite.
Comme j’extériorise mon hilarité avec force, il se fout en boule [52] Il a des aptitudes concernant la réalisation de cette métamorphose.
.
— C’est encore un coup à toi, espèce de…
Pinuche, éveillé par l’altercation, se lève à son tour.
Il a les traits tirés et son regard fait penser à celui d’un lapin crevé.
— Je suis barbouillé, annonce-t-il. Je crois que ça vient de mon pancréas…
Je mugis :
— Nous enchose pas avec ton pancréas, hé ! Reliquat humain ! Vous allez commencer par faire un brin de toilette, tous les deux. J’en ai quine de trimbaler des gorets avec moi ! Je ne m’appelle pas Wladimir pour être porcher ! Allez, oust ! lavez-vous, rasez-vous et changez de limace, sans quoi je vous fous par-dessus bord !
Ainsi dopés, voilà mes deux comiques troupiers qui se livrent à des ablutions inhabituelles.
Lorsqu’ils ont terminé, ils sont presque présentables… Nous rallions alors la salle à manger qui se trouve au pont inférieur.
Elle est immense et pleine de dorures… Un gros bourdonnement monte de la vaste salle où s’affaire un personnel impeccable.
Nous avons la table 36. Dans un angle de la grande pièce… C’est une table de quatre couverts où une dame d’un âge incertain est assise.
À notre arrivée, elle nous décoche un sourire velouté au tapioca.
Elle est très certainement Américaine. Elle frise la cinquantaine avec des bigoudis métalliques, porte des lunettes sans monture, est vêtue d’un corsage tango parsemé de fleurettes mauves, d’une jupe à carreaux rouge et vert et elle a au cou un collier [53] Du reste, où voudriez-vous qu’elle le porte ?
d’une grande valeur… documentaire, constitué par morceaux de matière plastique multicolore découpés en forme de cœur [54] En vente à New York dans toutes les bonnes pharmacies.
. C’est pas un collier, c’est une raison sociale.
V’là la grognace qui se met à nous distribuer de l’œillade gourmande à tout va… Elle jette son dévolu sur moi, sans m’atteindre, puis, constatant que je suis jeune et beau [55] J’ai eu le prix du plus beau bébé de France en 27 !
et ayant sans doute le sens du raisonnable, elle hésite entre mes deux loustics… La carrure de Béru, les bonnes manières de Pinuche la font hésiter…
Tandis qu’elle se tâte, nous étudions à fond le gigantesque menu qui nous est proposé…
Le regard du Gros fait « tilt » en biglant la nomenclature des mets.
— On peut se taper ce qu’on veut ? s’enquiert-il avec distinction auprès du maître d’hôtel.
— Mais certainement, monsieur, s’empresse ce dernier (qui n’est pourtant pas le premier venu).
Le Gros se recueille, ferme à demi ses yeux de goret frileux, et demande :
— Faut longtemps pour le ris de veau princesse ?
— Dix petites minutes !
— Alors, pour commencer, vous ferez marcher un ris de veau… Ensuite ce sera une côte de charolais au cœur de laitue braisée… Puis une truite aux amandes… Seulement, pour attendre le ris de veau, vous me donnerez des amuse-gueule… Je sais pas, moi : une terrine de canard et des œufs mayonnaise, hein ?
Le maître d’hôtel qui en a vu d’autres ne bronche pas.
— En dernier, la truite ? s’étonne-t-il seulement.
— Oui, fait Bérurier, bon enfant, comme ça y aura pas besoin de me changer le couvert… Autrement quand on démarre sur le poissecaille, ça chlingue…
— Et comme dessert ?
— Rien, fait modestement le Gros, puisque la truite est aux amandes !
Pourtant, il éprouve un regret. Alors que Pinaud passe sa commande, Bérurier ne peut s’empêcher de demander d’une voix timide :
— Est-ce qu’il pue, le gorgonzola ?
— C’est vraisemblable, monsieur, affirme sans rire l’interpellé.
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