— La douane est moins stricte à bord qu’aux aéroports.
— Elle est grosse, cette maquette ?
— Vingt-cinq centimètres de long, quinze de haut…
— O.K… Ce qu’il nous faudrait, maintenant, c’est une photo de Bolémieux… Vous n’en auriez pas une, des fois ?
Il réfléchit…
— Si… Attendez !
Il va à une commode et ouvre un tiroir. Il en sort une grande enveloppe bourrée de photographies qu’il étale sur le couvre-lit.
Ses gestes sont maladroits à cause des poucettes. Pourtant il repère l’une des images et me la tend. Elle représente Conseil aux côtés d’un type assez jeune dont le menton s’orne d’un piège à macaroni de style florentin.
— C’est Bolémieux, dit-il.
— Très bien.
Je planque la décalcomanie dans ma glaude. Ensuite je décroche le tubophone et je rancarde le Vieux. Il biche comme un pou au milieu des mots dont le pluriel se fait en x !
— Excellent travail, San-Antonio… Il n’est donc pas trop tard. Vous allez filer au Havre sur-le-champ avec vos deux assistants et récupérer ce Bolémieux coûte que coûte avant qu’il n’ait remis les documents !
— Très bien, chef !
— Je veux que vous réussissiez, San-Antonio !
— Je ferai tout ce qu’il faut pour ça, patron. Vous m’envoyez quelqu’un pour prendre livraison du nouveau client.
— Immédiatement, donnez-moi l’adresse.
Lorsque Conseil pratique est empaqueté par nos copains de la Manufacture des passages à tabac, lorsque à grand renfort de verres d’eau nous avons réveillé Pinaud, lorsque nous sommes parvenus à lui expliquer ce qui se passe, il est cinq heures du matin… Le Liberté doit appareiller à dix heures et il m’en faut un peu moins de trois pour rallier le Havre à mon panache de fumée grise !
L’autre Chinois d’ingénieur félon a, aux dires de son collègue, chopé le train de minuit trente… Il a donc sur nous une avance confortable de quatre heures et demie que je dois combler d’une façon ou d’une autre… En quatre heures il aura eu le temps de remettre le pacson à l’agent qui l’attendait… Dans ce cas, je devrai récupérer Bolémieux et l’emmener jusqu’à la passerelle afin qu’il me désigne le commis voyageur… Seulement, dans l’intervalle, il faudra le « convaincre » et rien ne dit qu’il sera aussi facile à persuader que son Conseil-d’ami.
Comme vous le pensez, Pinaud et Béru se remettent à roupiller dans la voiture… Leur compagnie est très réconfortante. Je baladerais une nichée de chats, ce serait du kif…
Pour me tenir éveillé, je fonce à cent trente sur la route dégagée… La notion du péril est un antidote du sommeil. On est obligé, à cette allure-là, de ne pas se détendre un seul instant.
En une heure vingt je suis à Rouen. La ville s’éveille dans une buée mauve. Des écharpes de brume [45] Tricotées avec les laines du Pingouin.
flottent au-dessus de la Seine dont les méandres ressemblent au griffonnage d’un enfant commençant à écrire « maman » [46] Doué comme je suis, je devrais écrire des livres.
.
J’aperçois un troquet ouvert et je décide de m’y arrêter un instant pour écluser un godet. Je range mon char devant un entassement de poubelles pleines afin que, même dans leur sommeil, mes camarades de combat ne soient pas dépaysés… J’entre dans le cani et je réclame un café très fort à une dame qui, si elle n’avait pas de moustaches, ressemblerait au cousin Hector… Je me sens tout pâteux, tout crayeux… En moi il y a comme une espèce de froid désagréable.
Je suis en train de siroter mon caoua lorsque les célèbres duettistes Béru et Pinuchet font leur entrée dans l’établissement. La dame à moustaches les prend pour des dockers en grève et fronce les sourcils. Faut voir ces messieurs ! Leur barbe a poussé, ils sont un tantinet plus sales que la veille, et ils ont sous les yeux des valoches de représentants en édredons !
— Et alors, rouscaille le gros Béru, tu bois en Suisse !
— J’ai pas osé vous réveiller… Vous dormiez comme deux petits angelots…
Mais vous n’ôterez jamais de l’idée au Gros que j’ai voulu lui faire une vacherie. Le laisser dormir devant la porte d’un bistrot est à ses yeux globuleux une injure du premier degré.
Pour se remettre, il commande un petit marc et Pinaud un petit blanc. Ils ont des goûts modestes, mes archers… Toujours des petits verres… Seulement, ils en boivent plusieurs…
Lorsque j’arrive à les évacuer du bistrot, Bérurier sent l’alambic et Pinaud la vendange. Je suis obligé de baisser les vitres pour évacuer leurs miasmes.
Pinaud hésite à se rendormir, enfin il sort sa blague à tabac et entreprend de rouler une cigarette ; au moment où il s’apprête à passer un coup de langue sur le bord gommé de son Job, je place un coup de volant et il se lèche la main jusqu’au coude. La cigarette se désintègre. Résigné, il en roule une autre.
— Où que tu crois qu’on va piquer le zig ? profère Bérurier…
Je le mate dans le rétro ; il est soucieux. On dirait un chien boxer un peu bouffé aux mites. Ses yeux sont chassieux, son nez chassieux et sa bouche n’est pas sans évoquer le flirt poussé de deux mollusques.
Sa question est l’expression de mes préoccupations du moment. Frappé par ce mimétisme de pensée, je souris gentiment à mon compère.
— Le Bolémieux a dû arriver au Havre sur les choses de trois heures… Que veux-tu qu’il foute dans une ville endormie ? Il est nécessairement descendu dans un hôtel.
— Mais le mec avec qui il a rembour ?
— Tu sais, c’est le genre de brève rencontre… Passe-moi la valise, je te passerai le Séné ! Tu penses pas qu’ils sont allés faire la bamboula ensemble ?
— Oui, tu dois avoir raison !
* * *
Une heure plus tard nous sommes au Havre. Si les clochers sonnaient à sept heures vingt-deux, ils seraient en train de carillonner, car il est sept heures vingt-deux !
— On va commencer par faire les hôtels près de la gare, avertis-je ; s’il est descendu quelque part, c’est très certainement à proximité du train.
On commence par le Terminus. Vous l’aviez sans doute remarqué, on trouve partout des hôtels Terminus. Ce sont les compléments directs des gares… Tous sentent le charbon, le compartiment de fumeur et la nuit mouillée.
Des femmes de service lavent le hall à grande eau [47] Un plancher se lave toujours à grande eau !
. Un petit groom haut comme la plante verte du hall lit le journal de Mickey. À la réception, deux employés parlent du match de football de la veille. Bref, chacun vaque à ses occupations.
Flanqué de mes deux protagonistes, j’interpelle les deux bonshommes.
— Police.
Ils se détranchent d’un même mouvement.
Je leur montre tour à tour ma carte et la photo de Bolémieux…
— Vous n’avez pas réceptionné ce type-là, cette nuit ?
Le plus âgé des deux me dit qu’il vient seulement de prendre son service, le second ne pipe mot mais examine le document photographique (comme on dit dans les rédactions) avec attention, intérêt et des lunettes à foyer convexes.
— Oui, dit-il d’une voix très enrhumée, ce monsieur est là… Il a un pardessus en poils de chapeaux…
Je jubile. Le Barbu est avec nous, c’est bon signe. Jusque-là, tout se déroule sans anicroche suivant une harmonie de hasards pré-établie.
— Quelle chambre ?
— Attendez, il se nomme Bolémieux, je crois !
Cette patate qui n’a même pas changé de blaze.
— Tout juste, Auguste, lance le caverneux Bérurier en gloussant comme un dindon chatouillé.
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