Je souris.
— J’ai ma petite idée là-dessus, patron…
— Quelle est-elle ?
— Ceux qui ont pris les plans avaient accès au coffre d’une façon normale. Seulement s’ils s’étaient sucrés carrément du fait qu’ils aient l’accès au coffre, nous les aurions immédiatement soupçonnés. Il leur a donc fallu créer toute une psychose de cambriolage, vous comprenez ?
Il fait claquer ses doigts. Son enthousiasme est très exceptionnel. Le Vieux étant d’ordinaire le genre de mec à qui on peut mettre un pétard allumé dans le calcif sans lui voir froncer les sourcils.
— Vous tenez le bon bout, San-Antonio… En chasse, mon ami !
Son ami ! Alors là il se mouille, le boss ! Bientôt il va me pincer l’oreille, façon Empereur, en me disant qu’il est content de moi.
La vanité est un puissant levier, comme disait Machin [34] Machin : frère de Chose et cousin issu de germain de Truc.
! Je me lève, galvanisé comme du fil de fer.
— J’y vais, patron !
Là, vous pouvez brancher la sonnerie de cors de chasse. Je vais faire cavalier seul !
Taïaut ! Taïaut !
— Vous me tenez au courant, naturellement, grince le Vieux.
— Naturellement, chef.
* * *
Lorsque je suis de retour dans mon burlingue, je trouve le célèbre tandem Pinuche et Béru en train de disputer un marathon de pionçage. Pour la dorme et le gros rouge, ils ne craignent personne. Y a longtemps qu’ils ont obtenu leur licence de professionnels.
Béru est assis dans le fauteuil éventré des interrogatoires. Il a les pieds sur sa table, le chapeau sur ses yeux, la bouche béante et les trous de nez en canon d’escopette. Très jolis trous de nez à la vérité, agrémentés de longs poils roux… Bien entendu, il a posé ses godasses et ses pieds fument comme un bourrin qui vient de se farcir le prix de l’Arc de Triomphe ! Ses chaussettes sont trouées au talon, mais comme elles ont la bonne idée d’être noires, on s’en rend à peine compte.
Quant au Pinaud bien-aimé, il est à califourchon sur une chaise et il en écrase sur ses bras repliés.
D’un mouvement sec je tire la table à moi et les deux dormeurs des vaux [35] J’ai voulu faire un rappel, personne ne l’a sans doute compris, du Dormeur du val . J’ai pensé que, vu la personnalité des dormeurs, un tel pluriel s’imposait.
basculent.
Ils s’éveillent du même coup et se redressent en bramant comme des perdus que la vie devient impossible quand on a des supérieurs qui se croient encore au collège. Je leur enjoins de me suivre, ce qu’ils font en bâillant comme des serviettes de garçons de recette dévalisés.
Une fois dans le couloir, je tape sur l’épaule de Bérurier.
— Dis, Gros, tu devrais remettre tes pompes, on va dans le monde…
Il se marre en constatant cette omission et va chercher les deux godasses qui attendent sagement sous le bureau, comme deux mignonnes bouches d’égout en train de flirter.
Tout en le regardant lacer ses targettes, je soliloque :
— Dire que cette paire de lattes a été neuve et pimpante, dans une vitrine… C’est du soixante-quatre de pointure, comme le géant Atlas, n’est-ce pas, Gros ?
Il hausse les épaules.
Je continue à lui titiller la vanité.
— Ces pauvres souliers, quand même ! Ils ont tellement administré de coups de pied au derche dans leur carrière que s’ils se déplaçaient seuls ils marcheraient au pas de l’oie !
— Cause toujours, ronchonne Béru. Je te jure que lorsque viendra le jour de ma retraite, ils feront connaissance avec le dergeot d’un commissaire que je connais…
Je me fends le pébroque.
— Tu sais bien que le jour de ta retraite tu seras trop blindé pour pouvoir tenir debout. Faudra que mon soubassement vienne jusqu’à toi.
— Y me ferait peur, lance Bérurier…
— Pourtant t’as l’habitude de voir des c… depuis le temps que tu te regardes dans des glaces !
Ayant échangé ces mondanités, nous sortons. Pinaud s’est rendormi dans le couloir. Il pionce debout, comme les chevaux.
Je lui meugle dans les feuilles :
— La Motte-Picquet-Grenelle !
Il tressaille et grogne :
— Attendez, je descends là !
* * *
Trois heures s’égrènent une à une [36] Ce qui est plus commode.
au beffroi voisin lorsque nous stoppons devant la villa de Neuilly qu’habite Conseil, l’ingénieur en chef de l’usine. C’est une construction 1900 de style fromage avec du plâtre aux fenêtres et des chapiteaux corinthiens.
Elle est obscure et silencieuse. Nous arrêtons la guinde non loin de là et, sans descendre de l’auto, nous tenons conseil.
— Y a l’air d’avoir personne, émet le perspicace Pinaud à qui rien n’échappe.
— Je vais m’en assurer, décidé-je… Vous deux, restez ici… Et si dans un an et un jour je n’ai pas reparu, vous pourrez aller réclamer ma carcasse à la morgue, je vous en fais cadeau…
Là-dessus, je les laisse et m’approche du pavillon. Près de l’entrée il y a un garage individuel fermé par une porte de bois basculante.
Ce vantail n’a pas basculé entièrement et je n’ai aucun mal à le soulever… Je me trouve nez à capot avec une voiture américaine d’un modèle assez récent. Je touche l’emplacement du moteur, ce qui me permet de constater qu’il est tiède. Conclusion : le proprio de la tire s’est servi de sa voiture depuis pas longtemps.
Renseigné sur ce point, je traverse le garage et pénètre dans la propriété par une petite porte. En deux bonds, je suis au perron, en deux autres bonds [37] Des bonds aussi extraordinaires que les bons du Trésor.
je le gravis. Nouvelle lourde, fermée à la chiave, celle-là.
Grâce à sésame, je lui règle son compte en moins de temps qu’il n’en faut à certains producteurs de films pour signer un chèque sans provision. Me voici dans un hall éclairé par la lune. Au fond, un escalier de bois… Je monte précautionneusement, sans pouvoir empêcher les marches de craquer néanmoins.
J’avise une première porte à droite. Je l’ouvre et je braque le rayon de ma lampe de poche-stylo à l’intérieur. Il s’agit d’une chambre. Comme dirait Ponton du Sérail : en voyant le lit vide, je le deviens. Car au même instant je ressens un grand coup dans la région de ma nuque. Un froid acier… D’acier rond…
La lumière se met à briller à Jean Giono et je me permets une amorce de volte-face très mal prisée par le type qui tient le pétard.
— Ne bougez pas ! dit-il sèchement…
Il me palpe par-derrière et sort mon feu de ma poche. Il me pousse en avant d’un coup de genou.
— Allez vous asseoir dans le fauteuil, là-bas…
J’obéis. Ça me permet de me retourner et d’avoir un aperçu du monsieur. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années, petit et trapu, avec cheveux rares collés sur une tête bombée. Il a un pantalon, mais une veste de pyjama… Et sous sa veste de pyjama, il porte une chemise blanche.
Son regard est clair, grave… Ce zig n’a pas l’air commode.
Il s’approche du lit et je découvre un appareil téléphonique sur une table basse. Il décroche, tout en me couchant en joue et commence à composer un numéro.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demandé-je.
— Que croyez-vous que je puisse faire d’autre sinon prévenir Police-Secours…
— Comme vous y allez !
— Ah oui ! Vous n’allez pas prétendre que vous êtes venu ici en pleine nuit avec un revolver en poche, pour me proposer des aspirateurs ?
— Peut-être pas des aspirateurs, non, monsieur Conseil, mais une denrée de plus grande valeur…
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