Dans les instants les plus solennels, il y a le petit truc rigolo qui vient donner la juste mesure des hommes.
Conseil l’ouvre enfin, après un instant de réflexion.
— Les Français n’ont pas besoin d’avions de guerre, dit-il gravement. Ils s’en moquent pas mal ! Ce qui les intéresse, c’est la bonne chère, l’automobile et l’amour… Nos gouvernants le savent bien, c’est pourquoi ils peuvent tout se permettre…
In petto , je ne veux pas lui donner tort. Pourtant, vous conviendrez que ça n’est pas à lui de donner des leçons de patriotisme.
— C’est pour ça que tu brades le patrimoine, mon salaud !
Il me regarde.
— J’ai travaillé à cette invention… Elle m’appartient dans une certaine mesure !
— Seulement le hic c’est que t’as vendu la part des copains…
« Mais trêve de discussion. On se croirait dans un salon, ma parole ! Béru, demande à monsieur où sont les plans !
Je vais m’asseoir. J’ai les flûtes un peu molles… Il commence à se faire tôt et c’est l’heure indécise où la fatigue vous ramone la moelle épinière.
Le Gros n’attendait que cette invite pour passer à l’action.
— Le grand jeu ? me demande-t-il.
— Si c’est nécessaire, oui ! Je n’ai aucune raison de faire du sentiment avec ce salopard !
Il biche, Béru. C’est pas le mauvais bougre, notez bien, mais il a des instincts à assouvir, faut comprendre. Trente ans cocu, trente ans engueulé par tout un chacun, trente ans révolvérisé, imposé, moqué, reprisé, méprisé, saoulé, engraissé, journalisé, cinématisé, hospitalisé, mobilisé, accidenté, bébé-lunisé, ça compte ! Ça s’accumule, ça enfle, ça croît, ça croasse, ça fermente, ça bouillonne, ça émulsionne, ça émotionne, ça veut sortir, quoi, sortir enfin d’un côté ou d’un autre ! Mais on ne peut pourtant pas déféquer sur l’univers à longueur de vie ! L’intestin a ses limites si la vacherie humaine n’en a pas ! Alors faut que ça s’évade autrement ! Et le plus bel exutoire, croyez-en tous les cocus pas contents, tous les battus endoloris, c’est dans la douleur des autres qu’on le trouve. Car enfin, s’ils sont en viande, les autres, c’est pas seulement pour pourrir un jour ! S’ils sont sensibles à la douleur, s’ils sont capables de gueuler, de pleurer et d’appeler leur mère, faut que ça serve à quelque chose, non ? Tout a une utilité dans la vie ! C’est ça la grande harmonie ! Nous sommes conçus pour nous faire payer aux uns et aux autres le mal que nous nous faisons ! Merveilleuse aventure ! Le coup à la portée de tous les poings ! Les larmes à la portée de tous les yeux ! Les c… à la portée de toutes les bourses !
Tandis que je philosophe à ma façon [41] Et si cette façon ne vous plaît pas, vous avez le choix entre aller vous faire aimer et aller vous faire cuire un œuf. Dans la seconde éventualité, n’oubliez jamais que les Français les aiment Mollets, les œufs ! Oui, Mollets, avec un M, comme Guy !
, Béru a préparé son numéro de music-hall. Si je le laisse faire, il va, sur sa lancée, l’écorcher vif, le Conseil général. Dépoiler un individu jusqu’au squelette, c’est pas du vrai striptease, ça ?
Pour commencer, il lui arrache sa veste de pyjama et sa chemise… Ensuite, il sort son couteau de poche. Un vieux ya à manche de corne [42] Pour Béru la corne est tout indiquée.
pourvu d’une lame mince à force d’être aiguisée et d’un tire-bouchon (vous le pensez bien).
Il fait miroiter la lame. La plupart du temps, il s’en sert pour découper son pain en cubes, ainsi que cela se fait à la Cour d’Angleterre. Mais il fait appel à elle dans les cas désespérés [43] Comme dirait Byron : les cas désespérés sont les cas du pied-bot !
.
— J’en ai marqué plus d’un avec ça, déclare le Gros à Conseil juridique.
— Ce sont des procédés de voyou, affirme ce dernier d’un ton méprisant.
Le Gros rigole. Sa bonne bedaine alourdie par le beaujolais nouveau tressaute gaillardement. Il prend cette injure pour un compliment.
— Mais j’suis un grand voyou ! dit-il…
Là-dessus, il file un coup de scalpel dans la poitrine sans poils de Conseil-technique. Le raisin se met à couler…
Je détourne les yeux. Comprenez-moi, ou du moins essayez, tas de cimentés de la théière ! Au cours de ma carrière, j’ai dessoudé bon nombre de mes contemporains et fracassé plus de mâchoires que la marquise de la Trémouille n’a usé de paire de coules [44] Vêtement à capuchon.
, seulement ces hauts faits (que dis-je ?…. ces méfaits !) se produisaient dans le feu de l’action, et parce que je ne pouvais pas agir autrement…
Mais là, voir Bérurier ouvrir la viande d’un sagouin, avec le calme d’un athlète s’apprêtant à lancer le javelot, ça me colle un cafard intime, très déprimant… Pourtant le Gros n’a pas tort… Beaucoup de types qui supportent allégrement les gnons les plus terribles tombent en digue-digue lorsqu’ils voient leur sang.
Béru commente ses faits et gestes comme un professeur dans un amphithéâtre.
— Tu vois, camarade, dit-il… Ça, c’est l’entaille du haut !
D’un geste vif il en pratique une seconde, un peu plus bas…
— On va commencer à descendre, explique mon compère laconique. Quand on en sera aux genoux, tu pourras te faire appeler chère madame !
Je ne sais pas si c’est une idée, mais Béru prend de l’esprit en grossissant, vous ne trouvez pas ?
Le moment est venu pour moi de jouer les grands cœurs. Vous savez que lorsque deux flics chambrent un réticent, l’un lui bille dessus tandis que l’autre débite de bonnes paroles. C’est ce qu’on pourrait appeler un chaud-froid de volaille !
Les durs les plus durs s’y laissent prendre. Quand un zig est vraiment déprimé, il a besoin de bras compatissants, même si ces bras-là brandissent une paire de menottes.
— Voyons, Conseil, lui dis-je, arrêtez le carnage ! À quoi bon vous obstiner ? Vous êtes cuit et nous avons des moyens plus perfectionnés pour vous faire parler…
Il a le regard embrumé de larmes.
— Vous m’entendez ?
Alors il éclate en sanglots, comme un môme… Ça m’émeuheûheuû ! Cet homme sanglant et pleurant est presque pathétique. Mais je n’ai pas le temps de me laisser attendrir.
— On vous écoute…
— C’est mon collègue Bolémieux, l’ingénieur en second qui les a…
— Je me doutais d’un micmac de ce genre. Vous étiez des collaborateurs précieux… Précieux pour les espions !
Il baisse la tête, ce qui lui permet d’examiner son nombril empli de sang.
— Où est Bolémieux ?
— Il est parti cette nuit au Havre… Je l’ai emmené à la gare tout à l’heure…
— Au Havre !
— Oui. Il doit remettre les documents et la maquette à un agent étranger qui s’embarque demain matin sur le Liberté …
— Où doivent-ils se rencontrer ?
— Dans la gare maritime…
— Comment s’appelle l’agent ?
— Je l’ignore, je ne le connais pas…
— Mais votre salaud de collègue le connaît, lui ?
— Pas davantage… L’agent a, paraît-il, la possibilité d’identifier Bolémieux… Je suppose qu’« on » lui aura remis une photographie !
Je ricane !
— Pauvre naïf ! L’homme en question aura eu l’occasion de regarder votre ami sous toutes les coutures, et vous aussi. Ces messieurs sont organisés. Quand on met le doigt dans l’engrenage…
Il a un geste fataliste et fatigué aussi.
Je reprends…
— Pourquoi l’agent prend-il le bateau ?…. C’est un mode de locomotion assez lent à notre époque !
Читать дальше