— Vous êtes venue seule à E-ville ? je demande innocemment.
— Oui. Je fréquente assez peu mon mari.
Elle sourit. Moi, je passe la pogne par-dessus la portière afin de caresser le vent. C’est pas mal de se laisser transbahuter par une souris dans une calèche aussi confortable.
— Et l’amie que vous êtes venue voir ne vous héberge pas ?
« Quand on se tape un pareil déplacement, il est normal de loger chez les gens qui vous le font faire ?
Elle me gratifie d’un petit regard bizarre.
— J’adore mon indépendance.
Pas la peine d’insister. Madame a sa petite conception de la vie. J’ai idée que pour lui tirer les vers du naze il faudra de la patience et du doigté. Cette personne n’est pas facilement manœuvrable. Maintenant une question me taraude : est-elle vraiment mêlée à cette affaire de meurtre ? Si nous étions en France, j’userais des grands moyens pour arriver à un résultat, seulement dans ce pays africain dont je ne connais rien et où couve une permanente agitation, je ne me sens pas dans mon élément, comme disait un monteur en chauffage central de mes relations.
Le Guest House est une pure merveille de l’art moderne. Cela tient du palace et du motel. Un bâtiment central, ultra-chic, comprenant des bars, des fumoirs, des salles à manger, borde la route. Derrière se dressent un foultitude de bungalows.
Je propose à ma compagne d’écluser un coup de raide avant de passer à table, mais elle préfère morfiler illico. Je n’insiste pas. Elle me drive jusqu’à une salle à becqueter élégante où des fonctionnaires, des industriels et des grossiums étrangers s’alimentent, en parlant bas, comme s’ils s’étaient réunis pour veiller la dépouille d’un haut personnage.
Je suis à un pas de la dame, m’étant effacé pour la laisser entrer ; je découvre alors un très minuscule incident.
Un type dont le crâne comporte autant de cheveux qu’une carapace de langouste et qui se tient assis devant un loebster-cocktail a cru, pendant une fraction de seconde, que M me Vachanski était seulâbre et a eu une amorce de mouvement pour l’accueillir. Il faut dire que j’étais masqué par la plante verte géante flanquant la porte. Puis le Chauve s’est aperçu de sa bévue et s’est vivement rassis. Ma conquête, elle, n’a pas sourcillé. Je prends une mine de souveraine indifférence et j’escorte la Polonaise jusqu’à une table près d’un patio où de l’eau fraîche glougloute dans un bassin. Il y a des bananiers nains, des bougainvillées, des lauriers-roses, une féerie !
Le Chauve peut avoir une quarantaine d’années. S’il ne se passait pas la rotonde au papier de verre il aurait peut-être bien une couronne de crins, mais c’est un mec qui a le courage de ses opinions et qui, de surcroît, tient à se faire dorer la coquille. Il est bien balancé, il a la mâchoire carrée, l’œil clair, le nez un peu aplati et il porte un complet en shantoung vert d’eau, une chemise crème et une cravate tête de nègre.
Si M me Vachanski l’avait salué, je n’aurais pas tiqué, mais elle passe devant la table du crépu sans lui accorder un regard. De son côté, le gars s’abîme corps et âme dans la contemplation de son loebster-cocktail avec une volonté de ne pas nous regarder si intense qu’elle doit lui donner des crampes dans la nuque.
Dans ma mémoire fidèle, le texte du billet trouvé dans l’habit de Béru me revient « Attention : l’homme chauve qui se trouve à deux places d’elle est armé. Il lui sert de garde du corps ». Ce client sans cheveux du Guest House et le chauve de la soirée congolaise ne seraient-ils point qu’une seule et même personne ?
— Que désirez-vous manger ? demande la dame en parcourant le menu géant.
— Les spécialités du pays ; fais-je : des côtes premières de missionnaires protestants et des paupières de papillon, par exemple.
Elle rit.
— Ne vous moquez pas. À Paris, vous n’avez pas d’établissement aussi civilisé !
Nous faisons le menu et elle s’empare de son sac à main.
— Vous me permettrez d’allez me recoiffer ? Ces voitures décapotables sont les ennemies déclarées des coiffeurs.
Elle se lève et disparaît. Pendant ce temps, que fait l’adorable San-Antonio bien chéri par ces dames ? Hmm ? Eh bien, il fait comme Pascal : il pense. Et que pense-t-il, bande-de-dégarnis-du-futal ? Hmm ? Il se dit que la dame n’est pas seulement allée se ratisser la pelouse, mais qu’elle va laisser aux lavabos un message pour le petit camarade Crâne-d’œuf. Et il est prêt à vous parier une enseigne de bateau-lavoir contre un enseigne de vaisseau que dans ce message il est fortement question du fils aîné, unique et préféré de Félicie.
J’attends le retour de la dame Vachanski en contemplant les ébats d’oiseaux multicolores dans une cage un tout petit peu moins grande que le Palais du Louvre. Y a un dégourdi de bengali qui prétend se tomber une perruche, mais un oiseau de paradis lui vole dans les plumes et on joue « T’occupe pas d’Amélie » plus le dernier acte de « Mimi Pinson ».
Retour de ma dulcinée. Comme par enchantement, à peine s’est-elle rassise (la dame rassie) qu’un boy radine en disant :
— On demande M. James Hadley au téléphone !
L’homme chevelu comme un siphon se lève aussitôt et file.
Notre dînette commence. Je demande à ma compagne son préblaze et elle me le confie : Maria. Ça me plaît. C’est court, simple, d’un maniement facile. Ça ne tient pas de place dans la poche, ça ne pèse pas lourd et avec une simple housse de nylon on peut espérer le conserver très longtemps.
— Et vous ? demande-t-elle.
— Antoine, renseigné-je. Un peu désuet peut-être ?
— Au contraire. C’est un prénom solide et distingué.
Moi, galantin comme trente-six militaires partant en permission dans le train des Blue-Bell Girls [10] En français dans le texte.
, je soupire :
— Antoine et Maria. Maria et Antoine.
Ça fendrait une brique en deux ! Maria rosit. C’est le moment de lui placer mon baratin congolais number one. Je me mets à lui parler de ses yeux, de son parfum, de ses baisers. Je lui explique que j’ai fait un rêve merveilleux ; que nous étions partis tous les deux ; que nous allions lentement loin de tous les regards jaloux et que jamais deux amants n’avaient connu de soir plus doux.
Ça lui porte à l’épiderme, ça lui défonce les pigments. Je tiens le bon bout, comme disait un rabbin que j’ai beaucoup aimé. Du champagne par-dessus et c’est de la folle étreinte pour dans pas longtemps.
Tout en exécutant ma musique d’antichambre, je surveille le comportement de James Hadley. Après être revenu du bigophone, ce monsieur termine son loebster-cocktail et demande sa note. Puis il se barre sans nous avoir adressé le moindre regard. Me suis-je gourancé quant au manège supposé de Maria et de Cégnace pâteux ?
Est-ce un effet de la chaleur sur mon organisme délabré par le voyage ? Se méfier des mirages. N’oublie pas, valeureux San-Antonio, que tu es en Afrique, terre de la fantasmagorie, de la magie et de la noix de coco.
Nous dégustons nos filets de gazelle à la crème de menthe, nous faisons honneur à nos semoules marinières et ne laissons que l’emballage de notre tapioca à l’huile de coude.
Le groom de tout à l’heure surgit dans la salle à manger et commence de louvoyer entre les tables. Pourquoi ai-je aussitôt la certitude qu’il va venir à la nôtre ? Effectivement, l’aimable jeune homme s’approche de nous. Il se tourne vers Maria.
— Madame Vachanski ? demande le Noir.
Elle admet et le groom murmure :
— Une dame vous demande au téléphone.
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