Respectueusement, dévotieusement vôtre. Le monsieur de la table voisine.
Qu’en dites-vous, bande d’amoindris ? Ça vous la couperait si vous en aviez un minimum, hein ? Il est pas de première, votre San-A., mesdames ? Je ne suis pas M me de Sévigné, moi : je ne rate pas la correspondance.
Je quitte le salon et m’approche d’un chasseur noir occupé à contempler les jambes croisées d’une dame blanche.
Je le fauche en pleine luxure.
— Sois gentil : porte cette lettre à la dame qui est en train d’écrire au salon.
Je joins à mon message un peu d’artiche en lui précisant que c’est la lettre qui est destinée à la dame et non le pognon.
Il ne me reste plus qu’à aller attendre au bar la suite des événements. Y a du suspense. Je prends des paris avec moi-même : viendra ou viendra pas, la Polonaise ? Est-ce que le charme si opérant du ravissant San-Antonio va lui titiller suffisamment la boîte à hormones pour la décider ? Un beau Chopin, cette Polonaise !
Le loufiat du rade est un gros Noir aux tifs aplatis. Il porte une veste blanche, avec des boutons dorés et des épaulettes bleues.
— Monsieur désire ?
— Un whisky avec pas beaucoup d’eau.
Il me sert. Une musique capiteuse flotte dans l’élégante pièce capitonnée. À cette heure de la journée, le bar est vide. Je choisis un fauteuil club, à l’autre extrémité, et j’attends en regardant fondre le cube de glace dans le liquide brun. Un quart de plombe s’écoule ainsi. Les Peters sisters sévissent dans le pick-up, elles chantent « Vous qui passez sans me voir ». Je me dis que le gars de la chanson devait être vachement miro pour passer sans voir des dames aussi voyantes. Ou alors y avait éclipse totale ce jour-là. Je ne vois pas d’autre explication possible.
Au moment où ma banquise achève de se diluer dans le whisky, la porte à deux battants, style saloon (saloon de salon), s’ouvre et M me Vachanski paraît. Au premier coup d’œil je pige que c’est gagné : en effet, elle s’est remis du rose aux joues et de la crème verte, façon potager, sur les paupières.
C’est le genre de détails qui ne trompent pas. Lorsqu’une dame fait du ravalement avant de rejoindre un monsieur, c’est que ledit monsieur ne la laisse pas indifférente.
Illico, San-A. joue sa grande scène du prologue. Debout, sourire, geste rond du bras. Faut voir le turbin : douze ans d’expérience, système breveté par la ligue d’intempérance de Philadelphie, médaille d’or au salon de la baronne Chprountz. L’œil est à la fois gourmand et prometteur. La lèvre s’humidifie, dents blanches, haleine fraîche !
La dame s’arrête devant ma table. Son visage est plus neutre que la Suède et la Suisse réunies. Elle chique à la grande bourgeoise intriguée, réprobatrice et un chouia méprisante.
— C’est vous qui m’avez écrit ça ? me de-mande-t-elle avec un fort accent polak.
Elle tient entre le pouce et l’index ma missive explosive, exactement comme s’il s’agissait d’un pansement usagé découvert dans une poubelle.
— J’ai eu cette audace, madame.
— C’est beaucoup d’audace, en effet.
— Je vous remercie d’être venue jusqu’au bar.
— Je tenais à me rendre compte, explique-t-elle sans que son visage se départe de cet air imperméable en vigueur chez C.C.C.
— Puis-je vous demander la conclusion de votre examen ?
— Vous êtes Français ?
— De bas en haut, de gauche à droite, et dans le sens des aiguilles d’une montre. J’espère que n’avez pas d’aversion pour ce peuple d’élite qui possède des footballeurs comme Ujlaki, des chanteurs comme Dario Moréno, des champions cyclistes comme Craczyck et des peintres comme Picasso ?
Là, elle est obligée d’y aller de son sourire.
— J’ai l’impression que vous vous ennuyez un peu ici et que vous cherchez de la distraction ? fait-elle.
— Pas de la distraction, madame, de la compagnie : si vous vouliez accepter la mienne, la vôtre me serait précieuse.
Ce disant, je pousse un fauteuil vers elle. Elle hésite et s’assoit. Mon orgueil mousse comme du champagne qu’on aurait agité avant de s’en servir. Un petit phénomène, le San-A., dans son genre, non ?
— Me ferez-vous le plaisir de boire avec moi ?
— Volontiers.
Une heure plus tard nous sommes les meilleurs amis du monde. Je lui ai bradé ma salade et elle m’a cloqué la sienne. Je lui ai dit que j’étais à la tête de capitaux importants (les capitaux agrémentent toujours une prise de contact, même lorsque votre interlocutrice n’est pas vénale) et qu’en compagnie de deux des actionnaires je suis venu faire un voyage d’étude au Katanga avec l’espoir d’y créer une affaire d’import-export.
La dame m’annonce qu’elle est la femme de l’attaché culturel de Pologne à Paris et qu’elle est venue à E-ville pour voir une amie. Je lui propose de dîner avec le gars Mézigue, mon ami préféré, et elle finit par accepter.
La carburation se fait bien, les potes. Il n’y a pas besoin de savoir parler le Braille couramment ou de pouvoir lire le sourd-muet pour piger qu’elle n’est pas insensible à mon charme.
On se quitte en se cloquant rancart pour dans une heure. Je monte dans ma carrée afin de me faire une super-beauté. Je me suis acheté un complet crème qui ferait tourner une jatte de mousse Chantilly ; avec une chemise blanche et une cravate à rayures noires et grises je vais désamorcer toutes les bergères de l’ex-colonie. Je me fais une pulvérisation, je me bichonne, me pomponne, me parfume, m’astique, me polis, me décape, me recape, me manucure, me pédicure, m’acuponcture, me chlorophyllise, me masse, me relaxe, me lave les dents.
C’est une gravure de mode qui se pointe dans la chambre de Bérurier. Le Gros rêve qu’il découpe la forêt de Fontainebleau en lamelles et exécute un bruitage adéquat. Je le secoue.
Il se dresse sur son séant. Lui, ce serait plutôt un océan par la superficie.
— C’qu’y a ? éructe-t-il. On part ?
— Je vais dans le monde, annoncé-je. Pinuche et toi vous avez quartier libre ce soir. Ne vous baguenaudez pas en dehors de la ville, la région n’est pas sûre. Les Ossoboukos rôdent encore dans les parages.
— Laisse-nous de la fraîche et t’occupe pas du reste, déclare le Gros. Ce qui fait tiède dans ce patelin !
Je lui octroie une subvention raisonnable et je me casse.
M me Vachanski itou a fait des frais de toilette.
Elle porte une robe imprimée bleu et blanc qui lui colle à la peau, dessinant des formes encore appétissantes.
Le climat aidant, je me dis que je n’aurais pas la moindre hésitation à lui faire un relevé de cadastre le cas échéant. Or, mon petit doigt me chuchote que le cas en question peut fort bien échoir avant longtemps.
— Où vous emmené-je ? dis-je. Je trouve triste de prendre un repas dans l’hôtel où l’on a déjà le gîte.
— Alors, allons au Guest House.
— Où est-ce ?
— Près de l’aérodrome, un endroit très sélect où l’on peut manger convenablement.
— O.K. le temps d’appeler un taxi…
— Pas la peine : j’ai loué une voiture.
À cinquante mètres de l’hôtel, en effet, une Chevrolet décapotable est stationnée. Ma conquête se met au volant. En s’asseyant, sa robe légère se retrousse, découvrant à mon regard complaisant une jambe qui ne manque pas d’intérêt.
On se croirait dans un film dont l’action se passerait à Santa-Monica. Il fait chaud, un soleil étrangement rouge incendie les façades blanches et on sent filtrer dans son corps un secret émoi [9] Bien dit, non ?
.
La dame conduit bien, avec une élégante nonchalance. Elle a tourné le bouton de la radio, et le poste local (le seul qui soit captable) nous offre une retransmission intégrale de Bhananhia, opéra-bouffe en trois repas et mille calories.
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