— Qui est ce type ? l’interromps-je.
— Bouge pas, j’ai pris ses cordonniers [10] Pour coordonnées, of course.
.
Il extirpe de sa poche un menu plié en quatre du Boccalino.
— La voiture est une Jaguar appartenant à lord Ganist, domicilié 35, Cranbourn Street, London W.C. 2.
Le gros hoche la tête.
— Ça, dit-il, c’est typiquement anglais de foutre le numéro de ses gogues sur sa carte de visite. W.C. 2, je te demande un peu ! C’est comme si moi je mentionnais sur mon passeport que mes cagoinces sont équipés par Jacob et Delafon. Brèfle, passons. L’auto était conduite par le chauffeur du lord, un dénommé Mac Hekett. D’ailleurs, tranche le Dodu, la police de Saint-Biaise a dressé un contrat de l’accident en bon uniforme.
— Gros, mélancolis-je, je suis drôlement fadé, à ce qu’il paraît. Le temps que je me sois recollé, l’Hyène aura fait des petits.
— Je viens de tuber au Vieux pour l’affranchir de la situation, révèle mon ami que l’émotion a totalement dessaoulé ; il dit que je dois poursuivre le chantier avec la collaborance de Pinaud dont auquel il enjoint de m’adjoindre et de me rejoindre. Il demande si tu serais transportable. J’ai déjà posé la question au toubib, il prétend que non, biscotte t’es plus plâtré que l’estatue de ma salle à manger qui représente une chiasse daneresse. Alors le Vieux demande que, lorsque ta gamberge retrouvera l’éclat du neuf tu nous donnes des directives… pour en ce qui concerne l’enquête.
— Tu lui as raconté la mort de la négresse ?
— Oui. Ça l’a passionné, surtout d’apprendre que le cadavre a été embarqué. Il met des zigs en branle sur la Côte afin qu’on retrouve la fourgonnette. Ce qu’il souhaiterait, c’est qu’on profitasse de notre présence en Suisse pour en avoir le cœur net sur les relations de Chemugle. Le Boss croit que ton joueur de pennis est un pigeon dont certains malins abusent du nom pour se tenir les pieds au sec.
Il la boucle parce qu’on frappe à la lourde.
Comme par enchantement, M. et M meChemugle se découpent dans l’encadrement de la puerta.
— Cher monsieur, je viens d’apprendre cet accident ! C’est insensé ! C’est pas croyable ! C’est…
Il cause, il cause, le roi du revers de volée… Elle me regarde apitoyée, déçue aussi de voir un partenaire de grande valeur (merci pour lui) réduit à l’état de gisant. Elle se promettait d’imminents régals, va falloir qu’elle s’embourbe encore le valet de chambre. Enfin, comme on dit : à la guerre comme naguère, pas vrai ?
Une lente torpeur m’engourdit. Je les entends, mais je n’arrive plus à comprendre ce qu’ils me disent d’aimable, de rassurant… On m’a trop médicamenté, probable.
Je dors, d’un sommeil sans doute artificiel, mais qui est bon à prendre tout de même.
Je peux pas vous dire la durée — même approximative — de ma vadrouille dans le sirop. J’ai des langueurs de jouvencelle, des sortes d’espèces de pâmoisons, comme les mémères qui sont en train de se ciseler un bambino dans leurs flancs ou comme celles qui, frappées par le carat, se farcissent leur retour de manivelle.
La vie, quand elle se met à tituber, ne ressemble plus à rien. Un poil d’urée, un chouïa de diabète et v’là que vous faites l’amour avec des béquilles ! J’sais plus quel philosophe, ou quelle concierge (en général ils se rejoignent sur le terrain de la méditation) a dit : « On est peu de chose. » Vous ne connaissiez pas ? Je suis heureux de vous enrichir le savoir. Surtout qu’on m’agrée de plus en plus après m’avoir maugréé ; bientôt on va me simagrer, c’est le procès suce-normal.
Je pense qu’elle flotte pendant plusieurs jours, ma barque désemparée, sur l’onde noire de l’inconscience (quelle poésie, bordel de Dieu !). J’ai des périodes de reprise, mais à peine ai-je effleuré la surface, voilà que je replonge à nouveau, comme les dauphins qui ricochent sur les grands flots bleus où viennent se mirer les étoiles. On m’alimente… Des portes s’ouvrent… Des courants d’air et des voix me parviennent. Pas désagréable. D’autres ont pris ma vie en charge. Je n’ai pas mal. Je me laisse bouchonner, bichonner. Mourir vieux et chez soi, entouré de l’affection des siens ; l’image prometteuse des bouquins bien-pensants, dans le fond, c’est majestueux. L’ambition suprême, c’est d’avoir une mort confortable. La douce descente dans l’inconnu, avec des bouilles compatissantes qui s’obstinent à vous sourire en vous assurant que ça n’est rien, que ça va passer, que c’est normal, que le toubib l’a dit : ça vient des granulés, et qu’ensuite… Quelle fin il aura, votre San-A. ? Et vous autres, bande de branques ? Ah ! le joli concert de nos derniers soupirs ! Pas plus harmonieux qu’un concours de pets dans un lycée toulousain ! Si on essayait de se débiner avant, dites ? Doit bien y avoir une issue dans ce foutu mausolée ? Un moyen de jouer la belle ? J’ai idée qu’on s’est résignés trop aisément, les hommes. Qu’on a mis les pouces trop vite… Bon, l’automne a soufflé sur le jardin d’Éden. Pomme, pomme, pomme, pomme ! Mais le printemps continue ailleurs, suffit peut-être de changer d’hémisphère ? Un de ces quatre, quand on cosmonautera à bloc, on aura des big surprises. Des julots se pointeront sur une planète lointaine pour la déchiffrer, la défricher, et puis le temps passera ; les temps passeront et les gonzes auxquels je fais supposition seront toujours là, impecs, tels qu’ils étaient en débarquant. Ils finiront par piger qu’ils sont devenus immortels sur cette nouvelle boule : leurs frimes, madame ! Je parie qu’ils paniqueront et qu’ils se mettront dare-dare à chercher le moyen de se mortaliser ; il y aura la grande fièvre dans les laboratoires. On fera des promesses. Les baveux à sensation titreront sur toute la page qu’une sorte d’espèce de mage aurait trouvé le moyen de mourir, qu’en tout cas il est sur la bonne voie ; que le virus d’éternité n’a qu’à bien se tenir et qu’on va lui faire sa fête incessamment.
Rien n’est plus voluptueux que de perdre la notion du temps ; mais c’est perfide comme sensation. Faut pas chahuter avec ça, c’est le pire des stupes. Et encore, vaut mieux se camer que de pointiller. Dites, au prix où sont nos secondes, les laisser musarder en dehors de nous, ça me paraît criminel ; pas à vous ?
Voilà pourquoi, au cours d’une période de semi-conscience, je me tiens, en boitillant de la pensarde, le raisonnement ci-après : « San-A., on te colle des drogues pour t’enlever la douleur. Mais en t’enlevant la douleur, on te retire la perception. Si encore c’était celle de ton quartier ! Mais tu donnes de la bande, mec. T’as le cerveau qui dévale la côte au point mort. Si ta direction se bloque, t’es chiche de rater le prochain virage. Faut réagir, gamin. Pense à ta môman, à ta bonne vieille môman »…
Un halo bleu… Une voix douce.
— Tenez, avalez !
Deux doigts qui sentent l’éther et qui sont frais comme des fruits au sirop m’écartent les lèvres et déposent dans ma bouche deux minuscules pilules. On met un verre dans ma main. On me soulève le coude. J’ai un réflexe. Je carre les deux dragées dans un coin de ma grange, sous la langue. Je bois mon verre. Je feins l’avalage délicat. Glououg !
On me reprend le glass.
— Reposez-vous !
C’est ça, mon cœur. Je ferme les yeux. Une porte loquette. Je tourne ma tête sur le côté et je recrache les petits œufs que cet oiseau délicat m’a pondu entre les lèvres. Avec mille (c’est pas vrai, j’ai fait le compte : il y en avait 874), avec huit cent soixante-quatorze difficultés, donc, je coule les pilules dans un petit trou de mon oreiller. Les œufs, ça va avec le duvet, pas vrai ?
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