Que vienne la douleur, puisqu’elle est vivante ! Je l’attends de chair ferme. Une sorte de prière inverse me sort de l’âme : « Mon Dieu, faites-moi souffrir ! »
Je poireaute, guettant les manifestations de ma viande. Elle a pas tellement l’air de se tourmenter. Ça me gêne un peu pour respirer en grand, à cause de mes côtelettes fêlées. Et puis, le plâtre de ma jambe me tire horriblement. Mais là, c’est les poils. Ces endoffés, je vous le parie, m’ont cimenté la guitare sans me raser. Et des poiluchards, faites confiance, c’est pas ce qui me manque. Je toisonne abondamment, mesdames. On me tondrait toute la végétation, y en aurait assez pour déguiser Yul Brynner en Louis XIV.
J’ai idée que je vais drôlement prendre mon fade quand on me décarapacera…
Il fait nuit.
J’ai beau écarter mes vasistas, c’est le noir. Ou presque. Juste une imposte au-dessus de la porte qui laisse glisser un rectangle de clarté bleuâtre. Les rideaux de la fenêtre sont tirés. C’est curieux… Qu’est-ce qui est curieux ? Attendez, faut que je me rajuste un peu la gamberge pour trouver. Une sensation, au fond de mon entendement. À bon entendeur salut ! À Bonn, en tendeur ! Abonnant, tant d’heures ! Ah ! bonne entend… J’ai le gramophone qui déraille. Je me tourne vers la clarté bleue… C’est de là, sans jeu de mots, que doit m’arriver la lumière… L’imposte, télégraphe, téléphone. L’été, les faunes… Bon Dieu, accroche-toi, quoi, San-A. ! Ce que c’est agaçant, ce constant dérapage de l’esprit. Je mords le fossé ! Pas mèche de penser droit. Un mot tire une salve d’idées biscornues, d’images à la noix… Voyons, voyons… Je disais : c’est curieux. Sensation étrange. Et puis la vérité va venir de l’imposte. Pourquoi ? Quand j’aurai trouvé, mes canards, le brouillard se lèvera. Voyons voir, d’où me vient cette notion de vivre quelque chose d’anormal ? Quelque chose qui ne devrait pas être, or not to be, forget me not, toubib ! Habib Bourguiba… Les amibes… Cramponne-toi ; mon San-A. L’imposte… Poste de secours, premiers secours aux blessés. Prêter secours ! Au secours ! Ah, oui ! Attendez, ça m’a fulguré, et puis c’est reparti, mais ça va revenir. L’imposte… Imposteur ! Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’imposte !
Voilà, je crois que ça y est. Ça se cristallise. Je détecte ce qui cloche. Lorsque j’ai repris mes esprits, tout à l’heure ou l’autre jour, je ne sais plus, il n’y avait pas d’imposte au-dessus de la lourde ! Je rassemble mes souvenirs. Pas d’erreur… Je suis sûr de moi. Aucune imposte. Donc on m’a changé de chambre. Je n’ai eu conscience de rien. Pas la moindre sensation de transport. C’est pas exceptionnel, comme découverte, hein ? Y avait pas de quoi se cloquer la pensarde en pas de vis. Allons, dors, San-A. Pour que tu te forces-réparatrices… Tes os se recolleront, car t’as du calcium à plus savoir où le mettre. Si ces fichus poils… Ça devient pas tenable. On dirait que j’ai engagé ma flûte dans un tonneau empli de fourmis. Ça grouille, ça picote, ça titille, ça grimpe, ça grume, ça griffe, ça gravite, ça grignote, ça écrevisse, ça crebleu ! Pas tellement douloureux ; pire : insoutenable. Souventes fois j’ai été torturé par des truands, des espions, des contre-espions, des flics étrangers, des sadiques, des syndics, des érotiques, des germaniques, et autres, et je n’ai pas parlé. S’ils avaient su, les bons apôtres, qu’il suffisait de me chatouiller un peu pour me faire grimper au plaftard, ils se seraient savaté le valseur !
Je préférerais endurer de savantes douleurs ; roulette de dentiste, tiges de bambou sous les ongles, baignoire, court-circuit, supplice de l’eau… Mais ces poils tirés, cette acupuncture frénétique, oh non ! Grâce ! Je tâtonne à la tronche de mon lit pour chercher la sonnette. Il n’y en a pas ! Or il en existait une dans l’autre chambre. J’appelle. Ma voix me semble toute gondolée et faiblarde. Elle ressemble au bêlement d’un mouton perdu dans le brouillard.
— S’il vous plaît ! hélé-je.
Hélas ! on ne vient pas.
Je cherche autour de moi un truc pour cogner le plancher. Je ne trouve rien. La pièce est plongée dans une pénombre intense. Je me cramponne aux barreaux du lit de fer pour opérer une traction, essayer de changer de position. Ça risque de me déglinguer les plâtras, mais je m’en cogne ! Tant pis, je me ferai ravaler ultérieurement. Je peux plus supporter d’être rongé de la sorte. Si au moins Béru avait la good idée de rappliquer. Où est-il, cet empaillé graisseux ? Je deviens injuste, féroce, je le maudis d’être absent.
Me voilà quasiment assis sur mon oreiller. Ma citrouille ronronne comme une usine d’armement un soir de mobilisation générale. Un autre truc m’abasourdit. Je cherche quoi, en sachant que je vais trouver, le temps de me démêler deux idées qui se sont entrecroisées et je suis z’à vous. Oui : je m’étonne de ne pas souffrir plus. Un zig aussi morcelé doit crier aux petits pois quand il remue, je présume ? Or, à part mes papouilleries infernales, consécutives à mes poils, je ne sens qu’une certaine difficulté respiratoire… That’s all !
Pourtant, je ne suis plus beaucoup sous l’effet des calmants puisque…
Je fais trois ! (puisque je ne fais ni une ni deux) [11] Oh ! que c’est idiot ! Pardonnez-moi : je suis impardonnable !
.
J’attrape le haut de mon plâtre qui s’achève en entrée de botte. Et des deux mains, muscles bandés, je l’arrache. Salement coton à écosser, ce haricot ! Faut de l’huile d’énergie. La sueur me dégouline par tous les accidents de terrain. Craaaaac ! Recraaaaaac ! J’en déchire dix centimètres. Le plâtre qui m’enserre le bassin me gêne horriblement, pas moyen de me pencher. Que faire ? Je laisse glisser mes pattes hors du lit. J’attends l’horrible douleur qui, infailliblement, va se produire. Rien ne se passe. Je tente l’impossible : me tenir debout par terre. J’y parviens. La surprise me fait hoqueter, bavocher, dégouliner. De quoi, de qu’est-ce ? Je rêve-t-y, je néfertiti ? Suis-je encore dans un paquet de vapes ? Faiblard, mais pas causé. Officiel !
Je cloche-piède jusqu’au bout du plumard. Le petit panneau de fer sur lequel on fixe le graphique de température est là. On n’y a écrit que les noms de mes médicaments, ainsi que les heures auxquelles ils me furent administrés. J’en méduse du pôle nord au pôle sud. En zyeutant les fréquences, je constate que je suis là depuis trois jours ! Trois jours, mes petites filles, c’est un bail, non ? J’arrache le panneau, je le tords et m’en sers comme d’un gros tranchet pour cisailler le plâtre qui m’emprisonne le bassin et celui qui me moule la jambe… Je dois passer plusieurs heures sur ce labeur.
Rarement besogne m’a autant épuisé. Je souffle comme : un soufflet de forge, un phoque, un bœuf, un steamer [12] J’ai pas le temps, je puise dans les clichés, vous n’aurez qu’à conserver celui qui vous convient le mieux et rayer les autres.
… Je m’arrête fréquemment. J’ai soif. Des vertiges… Des vestiges. La pièce est animée d’un mouvement de roulis. Molo, San-A. !
Force pas, mon pote, garde tes réserves, j’ai dans l’idée que tu vas en avoir besoin.
Enfin mes carapaces gisent par terre, comme les restes monstrueux de crustacés antédiluviens.
Ma jambe droite sanguinole car, tout à ma frénésie, je me suis arraché la crinière de guibole. Me voilà dépoilé sur la droite. De plus, j’ai l’impression de posséder, à la place de la jambe, un vague moignon en celluloïd. Je me dirige à cloche-pied jusqu’à la croisée car j’ai hâte de mater où je me trouve. D’un geste incertain j’écarte le rideau.
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