— Vous savez, plaide la chère femme, je m’ennuie tellement…
Ben voyons, ronchonne San-A. in petto. C’est tellement affreux d’être riche dans une luxueuse maison, avec deux amours de petites filles, des bagnoles, une piscine, un court de tennis et tout le bigntz… Pauvre épave, va ! Quand on songe que le monde est bourré de mecs très pauvres ! Ah les tantes, ce qu’ils ont de la veine de crever de faim, de pieuter à douze dans une pièce, de ramasser les clops et de se faire sodomiser au seuil de l’adolescence, histoire de boucher un trou.
Dès le seuil du restaurant, j’avise un fort rassemblement au milieu de la salle. Sont groupés, en rond : des civils, des militaires, des serveurs, des cuisiniers, des femmes, des enfants, des ecclésiastiques, des notables, des sommeliers, des livreurs… Personne ne dit mot. Un silence effarant plane sur cette assemblée figée, exorbitée… Je redoute un drame, un malheur, une catastrophe… Notre voiture, là, devant la porte… Pas de Béru… Ce groupe…
Je fends la foule, doucement, mais fermement. J’ai le cœur qui me cabriole jusque dans le gosier. Que vais-je découvrir ? Quelle nouvelle infortune me frappe ?
Un coup d’épaule… Un autre… Ça y est : je vois ! Le spectacle m’apparaît dans toute sa beauté. Il me saute aux yeux. Il m’éblouit. C’est grand, c’est généreux. Ça impressionne, ça révolutionne. Béru est là, seul à table comme le commandant à la barre de son navire en perdition.
Beurré comme cent douze gorets. Achevant le plus grand numéro de boulimie de sa pourtant prestigieuse carrière. La fourchette du siècle, j’en réponds. Il est affalé devant une armada de plats vides. Il est violacé comme une engelure. Il a les yeux qui pendouillent, les fringues dégrafées, de la graisse qui lui coule du menton, de la sauce tomate sur le plastron, autour des lèvres, et jusqu’aux oreilles.
Le chapeau en arrière, agrémenté d’une cuillerée de béarnaise. De la sauce au vin sur les revers. De la purée de marron sur le grimpant ; c’est un dieu de la bouffe, une sublime matérialisation de l’assouvissement.
Face à lui, M. Facchinetti, le patron, un solide gaillard grisonnant à la physionomie avenante, le considère avec des yeux béants de stupeur et d’admiration. Il se tient debout devant son client, mains jointes devant soi, comme à l’église. Il a jamais vu un convive de cette envergure, de cette capacité. Il balbutie :
— Tout le gigot !
Un os éloquent, blanc comme carcasse en désert, repose dans un plat, avec pour tout compagnon, un malheureux haricot éternué par le Gros.
Le Mastard vide sa quatrième boutanche de chianti, se fourrage les chicots avec l’ongle, s’extrait des reliefs qu’il consomme définitivement et murmure :
— Je crois que si vous m’ameniez les frometoboques et la poire Belle-Hélène, ça fera la rue Michel. Par exemple, vous seriez bien t’aimable de me filer un petit coup de bourgogne avec les fromages, le chianti c’est au poil, mais pas assez musclé pour affronter un roquefort.
Ayant dit, ce vaillant Tout-à-l’égout s’avise de ma présence.
— Alors, Mec, t’as fini ta partie de pennis ? me demande-t-il. Tu sais, je suis venu t’ici pour tuber à mémère, c’est plus marrant qu’un bureau de poste.
Je lui fais les gros yeux pour qu’il sorte les aérofreins. Il s’aperçoit que je ne suis pas seul et virgule un sourire plus graisseux que l’huile de vidange de votre bagnole.
— Tout va bien, annonce-t-il, la santé est bonne à la maison, les enfants sont premiers en classe et bobonne a eu son dixième de la loterie remboursé à la dernière tranche… À propos de tranche, je viens de grailler un des plus sublimes repas de ma vie. Tiens, je te présente mon ami Facchinetti, le taulier, qu’a bien voulu me faire servir malgré que ça ne fusse pas l’heure. Ses filets de perche, un hectare, mon pote ! Ses lasagnes étaient si tellement parfaites et gratinées que je m’en ai bouffé seize. Je te passe sur les spaghetti et les ravioli que j’ai jamais becqueté les identiques ailleurs ; j’insisterai pas non plus sur les cuisses de grenouilles à la crème, non plus que sur le coq au chambertin qu’à Dijon j’en eus dégusté de l’aussi sublime ; mais où je vote mes félicitations enthousiasmées, c’est rapport aux pieds-de-porc-sauce-madère. Le mec qu’a pas tortoré ça, il sait pas ce que c’est que le paradis, San-A.
Sa Majesté larmoie, éructe, vide son verre comme si elle craignait que cette flambée d’émotion la déshydrate et reprend, s’adressant directement à l’aimable restaurateur.
— Et j’ajoute bravo pour le gigot ; je voudrais pas que vous crussiez que j’ai pas apprécié ; simplement quand je m’ai espliqué avec lui, les premiers élans de l’appétit s’étaient calmés.
Je réclame un temps mort à mon copain.
— Dis, boa, tu n’as pas honte de faire ce numéro de gavage alors que nous sommes chez des gens charmants !
Il penaude.
— Faut comprendre… Écoute, San-A., tu le sais aussi bien que moi, quand l’estom’ rouspète, j’suis bon à nibe !
— Donnez-moi l’addition ! fais-je au patron.
Il est tellement enthousiasmé par les performances peu communes de son client qu’il dit que c’est gratis, le restaurateur. Simplement, il demande si Béru serait pas libre, le dimanche, pour passer en attraction. Il assure, M. Facchinetti, que ça rameuterait les populations, un numéro pareil. Que ça serait autrement plus spectaculaire que les poules savantes de Sam, à Pontchartrain. On organiserait des services d’autocars dans la région, pour drainer les amateurs de sensations fortes. Il ferait apposer des affiches dans les communes environnantes, il passerait des articles dans les journaux du cru… Il promet de ne pas lésiner sur la publicité. Ses conditions ? Dix pour cent sur l’excédent de son chiffre d’affaires actuel, livres en main ! Il fournirait les denrées, le bicarbonate et prendrait à sa charge le nettoyage des vêtements. Il verrait ça sur une estrade, dans le fond de la salle, derrière la jolie fontaine lumineuse qui change de couleur et exalte les facultés diurétiques. On entremêlerait des drapeaux suisses et français et, pendant que le Gros jafferait, un pick-up jouerait des marches militaires des deux pays.
Je dis à cet être bienveillant que nous allons étudier son offre. Béru promet qu’en tout état de cause, il viendra « lui faire » le réveillon de Noël. Il pourrait par exemple déguster à lui seul la dinde primée dans un concours préalable, avec dix kilos de marrons comme garniture. On commencerait par une choucroute garnie et on continuerait par des filets mignons ou des brochettes de mouton. Et, en conclusion, une pièce montée…
Une que tout cela met en joie, c’est la charmante M meChemugle. Elle ne s’ennuie plus, cette chère désœuvrée. Elle a trouvé des compagnons de plaisir : un superamant [7] À notre époque, on est obligé de créer son propre mythe, sinon on est foutu.
et un superbouffon. En faut-il plus pour épicer la vie d’une honnête femme ?
Je finis par entraîner mon lascar, titubant, lourd et plein. Il serre au passage les mains qui spontanément se tendent. Il est très bien, très Monprésident après son discours.
— Merci d’être venu, il dit à chacun. C’est gentil. À la revoyure, les mecs !
Ouf ! nous voici dehors.
— Je vous laisse repartir seule, ma douce amie, dis-je à Marysa, car je ne pense pas que mon associé soit en état de conduire…
Elle sourit. (J’allais dire elle opine, mais ça suffit comme ça.)
Le Baba-au-Rhum s’effondre dans notre tire. Il est gorgé, gavé, cavé, bourré comme un cervelas. Sa peau n’est plus que du boyau tendu.
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