Ses yeux me torchonnent jusqu’au subconscient. À nouveau le tournoiement de la roue foraine. J’ai un bref titubement et baisse mes paupières pour me récupérer. Lorsque je les relève Samu a disparu.
Bien plus beau que la cérémonie d’ouverture des Jeux z’olympiques !
Renonçant à décorer la salle de drapeaux, on y a peint les couleurs fondamentales, en longues bandes verticales ; charge à chaque nation de reconstituer son pavillon (le mien étant un simple pavillon de banlieue, comme vous le savez). Les sièges sont des fauteuils genre capsule Apollo, à inclination citrouillée et à moelleur rentable. Ils sont disposés en éventail, face à une tribune immaculée ayant pour unique emblème une colombe et un colombin.
Que de glorieux personnages dans ce patelin, mes amis ! Tito Tito par ci, Hiro-Hito par-là. Nasser au troisième rang ! Le Prince Rainier sur un strapontin ! Le général de Gaulle dans un fauteuil à part surmonté d’un dais ! Messieurs Nixon et Kossyguine sur les genoux l’un de l’autre (alternativement) pour qu’aucun d’eux ne puisse bénéficier de quelque préséance par rapport à l’autre. Sa Santé Paul VI juste derrière Charles XI, entre le Pasteur Valéry-Radot et le grand rabbin de Vapeurh. Le roi Hussein sur un tabouret de bar. Maâme Gandhi fille dans un châle de Cachemire. Le roi Baudouin sur un prie-dieu. Le général Franco en train de faire craquer ses phalanges. Le prince Philippe Dédain-Bourre s’est fait représenter par sa femme, Madame Élisabeth Deux, et le négus par le vainqueur de service du dernier Marathon. Le professeur Barnard, du Cap, est venu en invité donneur et en voisin, puisqu’il avait justement un gala à Ottawa la veille. Bref, tout ce que l’univers compte de plus puissant, de plus célèbre, de plus majestueux, est réuni dans cette salle.
Je devrais en prendre plein mes châsses, comme disait une relique de mes relations. Et pourtant non, obéissant à sa consigne, je n’ai d’yeux que pour la montre de Samu. Pourquoi suis-je soumis à la volonté de cet homme, puisque je conserve une notion très nette de la réalité ?
Je pense, j’analyse même… Mais il y a dédoublement de ma personnalité. San-Antonio réfléchit. Édouard Moran s’apprête à agir. Envoûtement ? Lavage de cerveau ? Perturbation de mon psychisme ? Ou bien tout cela à la fois ?
San-Antonio, me dis-je, Polsky est doué d’un pouvoir hypnotique extraordinaire dont en ce moment tu fais les frais. À force de te bricoler l’entendement, on t’a rendu réceptif. Tu n’aurais jamais dû venir ici…
Mon vieil Édouard, me dis-je parallèlement, fais bien attention d’éviter une fausse manœuvre. Les chiffres de ta montre commencent déjà à pâlir. Lorsqu’ils seront effacés, prends la travée de droite… Je regarde à droite, délimite à l’avance le trajet que j’aurai à parcourir dans un moment… Le balise du regard. Sur l’accoudoir de mon siège est écrit « Petit Duché de Bésaubourg ». Tiens, j’avais pas reconnu le pavillon de ma voiture, ni consulté ma carte d’invitation. Maintenant ça me revient : le gros champignon rouge : l’emblème du Bésaubourg, ce minuscule état qui se situe, je vous le rappelle, entre le bois de Bandouillette et la pharmacie Nanhnacune.
Il y a d’étranges pointillés dans ma pensée. Mes idées se coordonnent mal et ces intervalles de blanc m’affolent. J’ai peur de faillir à mon devoir. Attendez : mon devoir… Qu’est-ce que c’est, le devoir ?
Écoute, San-Antonio, réagis ! On t’a médicamenté ; tu es un médium… Un médium docile dont Samu…
Ta montre, Édouard ! Ta montre… Les chiffres sont à peine visibles désormais. Bientôt ce sera blanc ! Merveilleux le blanc ! Si pur ! La paix est blanche ! La virginité ! Les colombes ! Les lys… Des roses aussi. Voici des roses blanches pour ma jolie maman… Cette chanson… Des roses ! Maman ! Félicie… Des roses blanches pour Félicie… Je les lui apporterai alors qu’elle se trouvera dans sa cuisine, accroupie devant sa cuisinière pour guetter un gratin en train de dorer…
Réagis, San-Antonio ! Félicie ! Tu es le fils de Félicie ! On t’a hypnotisé. Tu ne dois pas te soumettre !
Ça y est, on ne voit plus les chiffres. C’est blanc, même les aiguilles sont blanches. Le cadran de la montre ressemble à une grosse prunelle. Oui, à un œil… L’œil de Samuel Polsky ! Il m’ordonne quelque chose. Ah ! oui, je sais : il est l’heure !
L’HEURE « H ».
Faut te lever, Édouard-Tonio ! Allons, mon petit San-Moran, il est temps ! C’est blanc ! Polsky me parle. La travée de droite ? Oui, je sais… Je marche, le dos courbé pour ne pas gêner les gens devant lesquels je passe et qui, tout accaparés qu’ils sont par la cérémonie d’inauguration, ne me prêtent aucune attention. À la tribune il y a un vieillard qui doyenne d’âge avec des vibratos-trémolards dans la voix…
Je marche… La travée contourne la tribune. Je longe le bord de l’immense coupole vitrée. Au-delà, un paysage de neige, à l’infini. Un fleuve frangé de glaçons…
Tout est blanc ! Voici des roses blanches, toi qui les aimais tant ! chantonné-je intérieurement.
En bas de la coupole : la foule en liesse, les oriflammes, des pelouses déneigées où s’ébattent des enfants… Des enfants vêtus de fourrures blanches…
Voici des roses blanches, pour ma jolie maman…
Sont-ce les paroles exactes ? Je ne crois pas…
Ça y est, j’ai contourné l’immense estrade… Des gardes en grand uniforme de gardes vont et viennent d’une allure empesée. Le mur du fond, celui qu’on ne voit pas de la salle ! La lampe rouge. Deux cavités superposées… Allez, Édouard, allez, mon garçon, m’exhorte Samu. Agis, que diable ! Le temps presse, tout est en place… Je suis en liaison avec le cerveau de Samuel Polsky. Il n’a même pas besoin de me parler : je le pense. Entendez par là que ses idées à lui sont dans ma tête à moi ! Belle réussite, songe dans des touffeurs lointaines le résigné San-Antonio.
« Il va s’éloigner de la coupole. Éloigne-toi de la coupole, Édouard. C’est le moment d’ouvrir le dôme. Les enfants attendent ! Ne t’insurge plus. Fais ce que je te dis, ensuite tu te sentiras libéré. »
Pourquoi « les enfants attendent-ils » ? Ça, c’est le faiblard San-A. qui se tortille la question comme une papillote autour du cervelet. Pourquoi Samu vient-il de penser dans le flux d’ondes qu’il m’expédie : « LES ENFANTS ATTENDENT ? »
Attention, San-A. évite de penser. N’oublie pas qu’il est psychiquement relié à toi. Fais du blanc dans ton esprit pour mieux te récupérer. Un blanc de neige, c’est le plus sûr des isolants.
« Vite, le bouton, Édouard ! Le bouton marqué sky. Sky veut dire ciel. Tu donnes un quart de tour de clé à droite. Alors le dôme du palais futuriste s’écartera. Il s’ouvrira. Toi, tu t’approcheras de la tribune d’honneur. Tu n’auras plus qu’à attendre…
Seulement un obscur engourdissement me retient près de la paroi vitrée surplombant le paysage canadien.
Une extase. Les enfants ! Je regarde les enfants en fourrures blanches jouant sur la pelouse. Ils s’amusent avec des petits avions téléguidés auxquels sont accrochées de courtes banderoles portant le mot « PAX ».
Les enfants ! Les enfants… attendent ! Attendent quoi ? C’est vrai qu’ils regardent en direction du palais des Congrès… Ils laissent tournoyer les coucous au-dessus de leurs têtes.
PAX ! PAX ! PAX ! PAX !
Combien sont-ils ? Quatre, je crois bien.
Et cet homme chauve, là-bas, dont le pantalon noir dépasse d’une grosse pelisse de loup. Ce gros homme dont il me semble voir le regard et qui fixe le palais avec des jumelles. Cet homme est près du groupe des petits. Il me parle.
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