— La situation évolue ? me demande-t-il.
— On peut l’espérer. Mais il va falloir jouer serré.
— C’est parti ! Quel est le programme ?
V’là le Sana des grands jours. Blanc bleu, de chez Cartier ! Ne lui manque qu’un écrin de peau rouge, doré au fer. Tout est net, limpide, décidé. L’harmonie totale des idées. Aucune contradiction.
— Il faut trouver un coin peinard pour téléphoner, fils. Tu vas chercher le domicile privé d’un certain Kipeët Pluokksonkuü, lequel est rédacteur en chef du Dypaä Cekkoneri . Tu vas l’appeler. Lui dire que tu as une communication de la plus haute importance à lui faire à propos de l’accident d’hydravion survenu dans la journée. Explique-lui qui tu es : un émigré, bûcheron de son état. Tu es en mesure de fournir du sensationnel. Seulement tu aimerais voir rémunérer tes informations. S’il est preneur, tu pourras lui rendre visite. Sinon, tu porteras ta marchandise ailleurs ; tu me suis ? Donne-lui toutes les précisions qu’il serait amené à te demander quant à ton identité, l’exploitation pour laquelle tu travailles, etc. Je te préviens qu’en agissant ainsi, tu engages ton bras nu dans une ruche pour essayer d’attraper du miel. Et tu sais que, lorsqu’elles sont nombreuses, les piqûres d’abeilles peuvent être mortelles ?
Martinet est sublime de bravoure.
— Ecoute, Sana, me dit-il, tu es mon pote, puisque tu me tutoies. Du moment que t’es mon pote, tu peux me demander de démolir leur Parlement à coups de cognée, je le ferai.
Cher homme ! Belle âme ! Con sublime ! L’héroïsme à fleur de Rasurel ! Ça existe donc encore.
Il repart jusqu’au bureau de poste central ouvert tout le jour, c’est-à-dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre en cette saison (il ferme pendant six mois, n’étant pas de nuit).
Le gigantesque Flamboyant disparaît dans des profondeurs administratives.
Pour passer le temps, Bérurier garde son œil sauvage fixé sur le chronographe du pilote et, à chaque minute écoulée, lui décoche un parpaing dans la frite.
Il est comme ça.
Quand Martinet reparaît, j’ai l’impression qu’il a encore grandi, encore forci, encore roussi. Au sommet du perron des P.T.T., il ressemble au Fuji-Yama qui serait en éruption au lieu de rester toujours enneigé comme un con, sur les gravures japonouilles.
Il a la barbe hilare, le ventre plissé de contentement malgré sa gaine de muscles. Il revient au camping-car d’une démarche plantureuse. Le grand Ferré, je te dis ! Les forts ont leur force comme piédestal. Ils ignorent qu’elle est fragile et que de pouvoir tordre un fer à cheval avec ses mains ne confère pas l’immortalité.
Alors Martinet-le-puissant revient à nous comme l’ouragan retourne à l’horizon, sa dévastation accomplie.
— Ça baigne dans la résine, assure-t-il, car sa vie finlandaise l’a profondément marqué.
— Tu as eu Pluokksonkuü ?
— Oui.
— Quel genre de gus, au téléphone ?
— Ça doit être un gros type, il a une voix d’apoplectique grasse et essoufflée.
Bien ce que je pensais : le gars qui nous a reçus au canard n’était pas le véritable Kipeët Pluokksonkuü. Seulement, pour se faire passer pour lui sur les lieux mêmes de son travail, il fallait que la complicité du véritable Kipeët lui soit acquise. Logique. Mais bon, passons ! Et écoutons le providentiel Martinet qui fait notre printemps.
— Il a paru très intéressé par ce que je lui racontais. Il m’a demandé des précisions sur ma personne et, comme convenu, je les lui ai fournies. Ensuite il m’a recommandé d’être discret et m’a dit qu’il m’attendait à son domicile.
— Sensas ! approuvé-je. En ce cas, mon grand, il faut continuer à jouer le jeu.
— C’est-à-dire ?
— Tu vas chez ce gars et tu vois venir. Nous, nous serons prêts à intervenir s’il y a du bobo.
— Et je dois leur raconter quoi ?
— Tu as assisté à la chute de l’hydravion. Il y a un rescapé : un gros mec nommé Bérurier qui est miraculeusement sorti vivant de l’aventure en plongeant dans un marécage. Ce Bérurier est blessé, il raconte que le pilote a sauté en parachute alors qu’il n’y avait pas lieu, désertant appareil et passagers. Brode-leur un papier de ce style. Ils vont s’inquiéter de l’endroit où se trouve le blessé. Tu diras qu’il est à ton campement forestier. Ils te demanderont de les y conduire, accepte mais réclame du fric ; il faut qu’ils te prennent pour un gars qui entend faire monnayer son silence, tu saisis ?
— Au poil !
— Nous, on va se placarder dans ta chignole. Sois désinvolte et même si l’un des rigolos prétend monter avec toi, laisse-le grimper sans essayer de l’en dissuader.
Martinet se frotte les mains.
— C’est la Providence qui vous a fait tomber du ciel, déclare-t-il, moi je commençais à me faire suer la bite dans mes forêts.
Mon tympan reste meurtri par la déflagration. Je n’ose imaginer les conséquences de l’explosion. Un vraoum de cette ampleur, ça te cigogne tout dans un rayon de cent mètres. Il ne doit pas subsister chouchouille de vitres à l’hosto. Quant à Smoulard, il vient de clore la série. A présent, les quatre de la liste sont morts. Ainsi, j’avais deviné juste à propos du transistor. Quel dommage que cette idée ne me soit pas venue pendant que je me trouvais encore dans la chambre. Mais j’étais distrait par l’arrivée de Mémère. Attentif aux réactions de son pauvre mironton. Fatalitas ! Trois fois fatalitas ! Probable que c’est ce nœud coulant de Chosacchi qui a fait sauter le transistor piégé. Trop courageux. Trop incrédule aussi. J’ai bien senti, à son ton sceptique, qu’il ne mordait pas à mon hypothèse. Il a voulu regarder le zinzin d’un peu trop près. Se rendre compte si je me berlurais ou pas. Ça lui aurait plu de me mettre le nez dans le caca de mes illuses. L’orgueil idiot du subalterne qui ne peut pas laisser perdre une occase de mystifier son supérieur. Et maintenant, il doit avoir la tronche dans la corbeille à déchets, l’apôtre ! Paumé, va !
Alors voilà, le Vieux est positivement au chômedu. Il l’ignore encore pour quelques minutes. Laissons-les-lui. Cinq minutes de vie, c’est bon à prendre, a dit Giraudoux.
En titubant je gagne la sortie. Le loufiat est sur le pas de la lourde.
— Je me demande ce qui a fait ce raffut, me dit-il. Bien sûr, depuis la cabine téléphonique vous n’avez pas pu entendre, mais on aurait dit comme une explosion.
— Allons donc ! fais-je, le plus sottement de mon mieux.
Je parcours les trois mètres vingt me séparant de mon carrosse. Trois ou quatre cents types se tiennent penchés en avant sur les vitres de la voiture et ils se marrent. Mais leur rire est un peu crispé. Les plus hardis échangent des réflexions, genre : « Ben mes salauds, y z’ont pas peur d’ la surchauffe ! ». Faut dire que Bérurier est en train de tirer le coup du siècle avec Mme veuve Joseph Smoulard. Elle a un pied sur la plage arrière, un autre sur le dossier de la banquette avant et ses mains passées sous la pliure des genoux, suivant en cela les prescriptions du Mastar. Pépère lui enseigne (inutilement, mais il l’ignore encore) la meilleure façon de se faire baiser par un cul-de-jatte. Et la dame Smoulard y prend goût et pied. Elle clame par la vitre à demi ouverte que « Oh ! que c’est bon ! Oh ! qu’il est super-monté, ce monsieur ! Qu’au grand jamais elle avait vu, palpé et, a fortiori, pris dans la babasse un machin de cette dimension ! Qu’elle savait pas que ça existait, à ce point ! Qu’elle se demandait comment t’est-ce y s’y est pris pour lui engoncer ce monument dans le prose, Doux Jésus ! Que pas si fort, elle l’en supplille à genoux ! Qu’il va lui défoncer le baigneur ! La disloquer entièrement, ce terrible naufrageur de cul ! Mais oh ! encore, ça oui, très encore ! Voui voui !
Читать дальше