C’est lui qui brame, mais la vachasse qui s’étrangle. Mors, la cécité fait loi. V’là l’aveugle qui donne du poing à côté de son assiette.
— Nicéphore, déclare-t-il. Je suis le premier à reconnaître que ce potage est royal, mais de là à le gueuler de cette façon, y a plus de repas possible. On te ferait une bonne manière, tu ne gueulerais pas plus fort.
Nicéphore demande pardon à son beau-père et se met à bouffer son potage qui refroidit.
— Y a trop de fenouil et pas suffisamment de poivre, dit-il à sa femme d’un ton maussade.
L’instant d’intervenir est pour nous arrivé [6] Un jour, je t’en écrirai un tout en alexandrins et tu verras le père Corneille, comme il l’aura dans le cul.
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* * *
Nicéphore, quand il ne se fait pas allumer un calumet aux hors-d’œuvre par sa bergère, est un petit bonhomme sérieux, vaguement désenchanté, qui considère l’existence dans le viseur de son Rolleiflex.
Notre improvisme le choque un peu.
— Je suis à table, objecte-t-il.
— Je sais, réponds-je, depuis un instant que nous venons d’arriver, nous vous avons laissé le temps de souffler sur votre potage.
Il tressaille, se mord les lèvres.
Puis il a un regard vers l’aveugle, lequel surveille tout.
— Vous permettez, père, que je réponde à ces messieurs ? demande-t-il.
Le Vioque renifle de mécontentement. Puis, à sa fille :
— Ninette, ma grande, qu’avons-nous après le potage ?
— Le reste du rôti de veau à la mayonnaise.
— Alors ça ne risque pas de refroidir, dit le vieil aveugle. Si ces messieurs ne sont pas longs, qu’ils t’interrogent. J’espère que tu n’as pas fait de conneries avec ta 3 CV, Nicéphore ? Tu roules toujours comme un fou.
Marrant, l’unanimité chez les gens, quand un flic déboule chez eux et qu’ils sont honnêtes, de penser illico à la bagnole.
Je présente le portrait de la Baltaise.
— Monsieur Péloche, c’est bien vous qui avez pris cette photo ?
Il remue sa tête osseuse. Il a les cheveux tirés en arrière et coupés net, comme les branches d’un saule pleurnicheur taillé en forme de parapluie ouvert.
— C’est-à-dire que je l’ai contretypée d’après un journal finnois, au cours d’un voyage que j’ai fait en Scandinavie avant mon mariage.
— Il y a longtemps que vous êtes marié, monsieur Péloche ?
— Six mois.
— Oh, vous formez un tout jeune couple, plein de… de verve, complimentai-je.
Nicéphore se remord les lèvres. C’est sa façon de marquer sa timidité.
— Donc, reprends-je, vous avez repiqué la photo dans un journal ; pour quelle raison ?
— J’avais été frappé par les traits de cette fille. Son type très marqué. Il m’arrive assez souvent de reproduire partiellement une photo.
— Partiellement, dites-vous, cette fille n’était donc pas seule sur l’image ?
— Elle se trouvait en compagnie d’un homme.
— Vous vous rappelez l’identité de ce couple ?
Nicéphore referme sa braguette.
— Pensez-vous ! Je ne lis pas le finnois.
— Si bien que vous n’avez aucune idée à propos de l’article que cette photo illustrait ?
— Pas la moindre…
Le vieux donne des signes d’impatience en tapotant son verre avec la lame de son couteau. Bérurier s’est écarté de la tablée et il est allé se planter devant la desserte. Au mouvement lent et régulier de ses épaules, je comprends qu’il mange. Quoi ? Mystère.
C’est une marotte qui se développe de plus en plus chez lui. Sitôt qu’on se pointe chez quelqu’un, faut qu’il se mette en quête de denrées comestibles.
— Vous souvenez-vous au moins du titre du journal ?
— Je l’ai noté pour le donner en référence de la photo, le cas échéant.
— Il n’est pas mentionné dans l’atlas.
— Parce que l’éditeur est un abruti qui oublie tout, grogne Nicéphore. Je vais aller vous le chercher.
— Ah, non ! fulmine l’aveugle. Nous devons continuer notre repas. Ça suffit comme ça, les visites intempestives…
Mais le gendre le calme.
— Mon répertoire est sur mon bureau, père, j’en ai pour une minute.
— Bon. Le rôti est-il découpé, Ninette ? Sinon il faut t’y mettre pour gagner du temps.
— Il l’est, papa.
— Parfait. Tu es certain que ta mayonnaise ne va pas retomber ?
— Elle est très consistante, papa.
Le photographe revient, portant un grand cahier ouvert à couverture de toile noire.
— Il s’agit d’un hebdomadaire, le Dypaä Cekkoneri . C’était le numéro 824 d’octobre 1967.
Je note ces renseignements au dos de la photo. Puis mon regard revient à la belle fille. Je cherche à l’imaginer avec dix piges de plus.
— Merci, ce sera tout. Mille pardons d’avoir troublé votre repas, messieurs et madame. Tu viens, Béru ?
Le Gravos ânonne un truc vague. Il exprime moins distinctement que la jeune mariée, lui, quand il a la bouche pleine.
Nous sommes au-delà du portillon, lorsque le scandale éclate à l’intérieur du pavillon préfabe.
— Misère ! Le Gros, c’est le Gros !
— Quel Gros, Ninette, explique-toi !
— Le Gros qui était avec le Beau !
— Et alors, quoi, le Gros ?
— Il a tout mangé le rôti. Il a même fini la mayonnaise !
Nous pressons le pas jusqu’à la voiture.
Très belle ville vraiment, et qui est absolument sans rapport avec Abidjan, quoi qu’en prétende le guide Hékar. Beaucoup de buildings en verre et métal. Moins de circulation qu’à Paris. Un ciel d’une limpidité telle que tu as l’impression de posséder une bonne vue, voilà pour l’essentiel. Et qu’est-ce que tu voudrais que je te dise d’autre, pauvre enflé ? T’as qu’à y aller !
Après avoir dégusté un excellent repas à bord : saumon cru salé, pâté carélien, alcool de Chplaätz, nous avons débarqué fraise et dix spots en terre finnoise.
Un taxi Mercedes diesel, piloté par un Finlandais moins blondasse que sur les prospectus mais beaucoup plus con, nous a conduits à la rédaction du Dypaä Cekkoneri . Ça se trouve en plein centre de la ville, juste à gauche quand tu regardes la statue qui représente un hareng de la Baltique.
Locaux ultra-modernes. Très clairs. Aux murs de la réception, des motifs de décoration aux couleurs franches. Tu te croirais jamais dans un baveux, quand tu vois nos rédactions jonchées, qui sentent la caserne, l’encre fraîche et le reliquat — de — sandwich — oublié — sous — un — meuble — dans — une — pièce — dont — on — ne — fait — pas — le — ménage. Poum !
Ici, c’est tellement net, neuf, fourbi, désodorisé, déshumanisé que tu ne renifles seulement pas l’odeur de l’encre, à croire que leur canard, ils l’impriment avec du « Prompto Citron ».
Une extraorformidasublime gonzesse est aux « Renseignements », dans une robe bleue d’officière qui lui met en transe la blondeur véry nordique. La plaque posée devant sa poitrine dit comme ça que ce joyau scandinave s’appelle Chaglaate Paävu Paâpry. Très bien, j’ai rien contre, chacun se nomme comme il peut, et merde pour çui qui le lira !
Alors que je te dise : moi je ne parle pas le finnois, pas plus que le finlandais, ni seulement le suédois, manquerait plus que ça ! La gonzesse, je lui cause en anglais, et ça boume ; heureusement. Ces pauvres mecs, tout là-haut, s’ils ne causaient que leur langue, ils en seraient encore aux cavernes, sans chauffage central, gaz, ni électricité.
J’explique à la superbissime Chaglaate que je voudrais compulser la collection de l’année 1967. Elle répond que « comment-donc-si-vous-voulez-bien-me-suivre » et nous emporte dans un ascenseur pour commencer, et je commence par lui faire à dix centimètres, un triple mff mff mff avec les lèvres, comme quand tu regardes le président Giscard dire madame, mademoiselle, monsieur et que le son de ta téloche est en panne. Elle, ça la fait sourire rose, ce qu’apercevant, j’enhardis à prendre sa main et à me la plaquer contre la bénouche pour lui prouver comme je respire régulièrement quand je ne tousse pas.
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