Bref, c’est l’euphorie des départs. Tout le monde est content du voyage. Une sacrée ville, Leningrad, avec ses palais aux teintes pastel, dans les bleus pâles, les roses fondants, les ocre délicats. Palais d’hiver, de l’Amirauté, forteresse Pierre-Paul-Jacques, perspective Nevski, tout ça, bioutifoule à outrance, molto grandiose, grâce à Pierrot le Grand, à la grande Catherine qu’avait des couilles occultes. Tous ces architectes venus de mon dentier pour bâtir, bellir, imposer les fastes impériaux : des Ritals, des Français, des Russes, et même un Allemand, ce con. Ils sont contents, les touristes. Bourrés de photos qu’on leur permettait de prendre aux arrêts. Le bus stoppait : « Photo ! » criaient les guides. Et clic clac zoom ! On te l’emmagasinait d’importance, la vieille Saint-Pétersbourg ; elle en a pris pous son Petrograd, nom de Métro ! Et la Neva, dis ? Tu te rappelleras bien, la Neva ? Da ?
Je me laisse choir en bout de table. Valérie m’adresse un petit signe complice.
Jules me dit, en plaisantant :
— Vous bouffiez votre matelas, ce matin ! C’est la danseuse d’hier soir qui vous a mis sur les rotules ? Vous avez vu que, si elle était blonde, elle avait la chatte noire ?
Il se marre. Césaire fait tu sais quoi ? Chorus ! Moi je balance des sourires vagues, indécis.
J’aimerais bien en sortir.
Devenir fou, dans le fond, c’est pas difficile, il suffit que tous les autres s’y mettent !
Vaalimaa 1 h 18.
Le poteau-frontière s’est rabaissé derrière nous.
Je vois, par la vitre arrière du bus, les factionnaires en capote kaki et casquette verte qui reprennent leur attente en travers de la route.
Les oiseaux gazouillent à tout berzingue, en russe ou en finnois, je l’ignore, mais on est en Finlande et je ne parviens pas à y croire.
J’ai, à tout jamais-me-semble-t-il dans le bocal la vision des corps entassés dans la chambre 6144. Et voilà qu’il se serait agi d’un mirage. Mirage, l’immeuble où l’on me confronta avec le blessé, avec Valérie et les beaux-frères Duzob et d’où je partis, mains aux poches ? Mirage, la gentille Slovana et son taxi déglingué ? Mirage, mes trente heures de tringlerie furieuse avec elle ? Tout mirage, alors ? Ces histoires de chambre 5201 et de chambre 6144 ? Ces morts, ces policiers, cette clé qui me fut glissée en poche à Vyborg, mirages ?
Mirage, peut-être aussi, la disparition du Gros ?
Mirage, qui sait, ce voyage en Russie ?
Existé-je pour de bon, ou bien ne s’agit-il que d’une illuse ? Ma vie ne serait-elle pas qu’une impression de vie ? En admettant, avoir l’impression qu’on vit, c’est tout de même vivre, non ?
Je me suis installé auprès de Béru, dans le bus.
J’ai essayé de le questionner. Mais il s’est mis à me traiter « d’ensuqué », à clamer comme un perdu que moi « ça ne va plus la tête, les lendemains de biture. »
Pas mèche d’en placer une, avec lui. Tout de suite, le cri ! Alors je l’ai fermé.
Oh, j’ai bien tenté aussi de demander quelques explications à Valérie, et également à Jules Césaire, je me suis heurté à la même incompréhension profonde. J’ai essuyé ces mêmes regards surpris, inquiets. Visiblement, mes questions sont passées à côté de la gagne. Si j’avais insisté, je me serais carrément fait traiter de cinglé.
Soit : motus.
La seule chose…
Ecoute, tu ne le répéteras pas, hein ? Promis ? Jure-le sur la tête de ton nœud !
Bon.
Eh bien, la seule chose qui me fortifie, c’est mon mouchoir. Utile, un mouchoir. Le petit roi Victor-Emmanuel prétendait, en cachette de Mussolini, qu’il tenait terriblement au sien parce que c’était le seul endroit où il pouvait encore mettre son nez. Drôlet, non ?
Moi, je tiens au mien. Je le sors fréquemment de ma fouille. Je le déplie pour regarder l’un de ses coins. Il comporte une grande tache rouge. D’un beau rouge sang. Cette tache, je l’ai faite moi-même, là-bas, dans l’immeuble en construction de la banlieue de Leningrad. Je l’ai faite en appliquant mon tire-gomme dans une traînée de sang tombée du visage en compote de l’accusateur mourant. Du rescapé de la chambre 6144.
Eh bien, tu sais pas, l’ami ? Cette tache rouge sang ? Elle reste rouge sang frais ! Tu m’as compris, tu m’as ?
Elle ne brunit pas. C’est du rouge sans globules rouges ni leucocytes. Donc c’est pas du sang !
Et si ce n’est pas du sang, c’est que le blessé était un faux blessé.
Et si on m’a mis en présence d’un faux blessé, c’est qu’il y a du bidon, dans ce circus.
En tout cas je n’ai pas perdu la tronche.
Et si je n’ai pas perdu la tronche, c’est que Valérie et Jules sont bel et bien venus témoigner contre moi !
Et si on m’a laissé filer c’est qu’on me savait innocent, malgré les preuves qui m’accablaient. On tenait seulement à ce que je me sente coupable, c’est-à-dire à ce que je m’estime en état de culpabilisation du fait de ce faisceau de dépositions imparables.
Et si…
Oh, merde !
Je remets mon mouchoir marqué de peinture dans ma vague.
Ouf, la frontière a été franchie sans encombre. On ne nous a pas fouillés, on n’a pas regardé mes bagages. Mes bagages qui, « là-bas », contenaient une funeste mitraillette et des papiers…
Attends ! Attends, je crois comprendre. Je crois comprendre un tout petit petit infime minuscule bout de vérité.
Les cinq portefeuilles que j’ai prélevés sur les morts. Des morts vraiment morts, je puis le jurer ! Ces cinq portefeuilles, je ne les ai jamais examinés. Ça ne s’est pas présenté. Au 6144, j’avais trop hâte de foutre le camp. Dans la chambre de Valérie, trop hâte de limer. Ensuite il y a eu l’appel de Césaire, à propos de son pote en délire… Non, jamais je ne les ai ouverts. Eh bien, moi, San-Antonio, l’homme qui remplace le cheval au galop, la nuit de Valpurgis, les aphrodisiaques, le beurre, l’amant de lady Chatterley ; moi, commissaire San-Antonio, dit Sana, je te prétends que ces cinq portefeuilles ont joué un rôle prépondérant dans cette affaire. Et que, si je suis encore en vie, c’est parce que je ne les ai pas examinés .
Le bus roule dans la forêt enchanteresse.
Ah, la terre finlandaise ! Ses forêts, ses lacs, ses saumons, ses champignons olympiques !
La douane aux couleurs blanche et bleue.
Passeports !
Le zélé barbichu blond se charge de tout. Ça tamponne, on va pour repartir.
Non !
Ne voici-t-il pas que des motards, ils sont quatre, surviennent en pétaradant ?
Ils précèdent une grosse limousine noire. Ce véhicule n’est meublé que d’un chauffeur également loqué de noir.
Les motards se placent en ligne devant notre bus. Celui qui a des galons cousus sur sa veste descend de son coursier d’acier, comme on dit puis dans les journaux.
Il s’approche, monte à bord, demande les passeports que le blond tuberculeux à flocons tient encore contre sa poitrine évidée ou presque.
Il ne dit presque rien, le chef motard finnois. Le mini. Juste il compulse les passeports. En sélectionne cinq. Il déclare, en anglais :
— Les cinq personnes que je vais appeler devront descendre. Leurs bagages continueront sur Helsinki où elles les récupéreront par la suite.
Il appelle :
— Miss Valérie Lecoq, mister Alexander Bérurier, mister Bézamé Moutch, mister Césaire Tringleur et mister Jules Brochu.
Les gens cités, moi excepté, renâclent. Demandent des explications. Protestent qu’on va voir ce qu’on va voir !
Rien n’y fait. Nous devons nous soumettre.
Avec un gros serrement de cœur, nous regardons disparaître le bus sur la route d’Helsinki (j’avais déjà fait Helsinki Céteska dans un précédent, alors tu m’excuseras).
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