Une banquette se trouvant disponible, je m’y dépose. La surprise, tu sais, c’est une denrée duraille à coltiner.
Au plus fort de mon hébétude, je regarde la carte qui vient de m’être remise. Elle porte le numéro 5201.
C’est la préposée du premier jour. La blonde, avec un porte-jarretelles (d’après les affirmations de M. Jules Brochu)…
Toujours impavide. Comme un pas vide je lui tends ma brème. Mais vide, il l’est, l’Antonio tout beau. Oh ! la la ! madame, si tu savais ! Vide de couilles et d’esprit. Bien désert.
Cette personne suce-mentionnée me tend la clé baptisée 5201, ce qui est un très joli nom, surtout en Suisse quand il qualifie un compte Numéro.
Je marche jusqu’à la porte dont la serrure correspond à la clé.
J’entre.
Une ambiance tranquille, voire douillette.
J’avise ma valise sur le porte-valoche à claire-voie. Mes fringues sont rangées sur les cintres, mes limaces dans les tiroirs.
Dans la partie salon, il y a une bouteille de whisky sur le petit réfrigérateur, avec deux verres propres à la renverse sur un plateau. A l’intérieur, j’y trouve une bouteille d’eau gazeuse et des glaçons dans un récipient conçu pour.
Mon pyjama est déposé soigneusement sur le lit bien fait. Le pantalon est surmonté de la veste dont les manches sont repliées dans une attitude de dormeur. Tu croirais une préfiguration de Bibi. C’est moi en écrasant. Dans la salle de bains, je trouve mon rasoir électrique, ma brosse à chailles, ma lotion after-shave, mon tube de dentifrice, une savonnette déjà utilisée, mon peigne, ma brosse à tifs et même mon petit flacon d’eau de bouche pour quand je me réveille auprès d’une dame après des libations.
Tout est là, simple et tranquille.
Je vais au bigophone, m’assieds sur le plumard et, obéissant aux indications d’un carton imprimé en une craquée de langues, je compose le numéro de la piaule 6144.
Ça sonne une fois, deux fois, trois fois.
J’évoque l’hécatombe, la puanteur des cadavres entassés. Et voilà qu’on décroche. Une voix de dame, un tantisoit mouillée car elle devait s’ablutionner, demande en anglais ce que je lui veux. En américain, devrais-je plutôt dire, parce que ça nasille drôlement.
— Vous occupez la chambre 6144 ? je questionne dans le même dialecte.
— Oui.
— Vous en êtes sûre ?
Surprise. Un court temps d’étonnement.
— Mais, oui… Naturellement. Oui, n’est-ce pas, Charly, on est bien au 6144 ?
Dans les parages, la voix d’un gus qui a dû s’endormir avec un plein flacon de bourbon dans le corps bougonne, qu’œuf corse. Il a la clé devant lui. Et il épelle le nombre.
— Je vous demande pardon, enchaîné-je, depuis combien de temps occupez-vous cet appartement, madame ?
— Mais… depuis trois jours. Qui êtes-vous ?
— Oh, il s’agit d’un simple contrôle de l’administration, veuillez nous excuser.
Là-dessus, je raccroche.
Ensuite de quoi, je vais écluser un demi-verre de scotch sans eau ni glace.
Re-ensuite de quoi je m’offre une douche et me catapulte dans les draps.
J’essaierai de piger une autre fois. Pour le moment je suis trop fourbu, trop intoxiqué par cette aventure.
Leningrad 6 heures.
Pour rêver, je rêve.
Que dis-je : je cauchemarde !
Une vraie infection, ce songe. Je suis au pied d’une benne basculante grande comme un département français. Elle a basculé, donc se trouve à la verticale devant moi. Faut que je la gravisse. Seulement elle est en tôle lisse, tu penses ! Je n’ai, pour réussir l’escalade, que les rainures qui la zèbrent à intervalles réguliers. Commode, hein ? J’entreprends donc de grimper, je parviens à m’hisser de deux mètres, mais je lâche prise. Alors je recommence ma tentative ! Et tout en haut, il y a un horrible type à la gueule pleine de suie qui, pour me faire lâcher prise, me lance des cochons morts. Tu juges du travail, camarade ? Faut avoir l’esprit sacrément tordu pour se payer des rêves commaks. Si tu as une Clé des songes à portée, penche-toi sur mon cas, il doit être aussi intéressant que ceux du pied-bot dont cause Prévert.
Mais la turluterie du cornichon m’arrache à ces vapes malfaisantes.
Je décroche à grand-peine car j’ai le cigare en feu. Un peu de fever , probable. D’ailleurs la gorge me brûle comme lorsque je démarre une angine.
— Salut ! me lance une voix allègre. Il est l’heure !
L’heure de quoi ? De mon exécution capitale ?
— L’heure de quoi ? je demande.
— Ben… de la décarrade, mon pote !
Cette voix !
Brusquement…
Quel réveil ! Est-ce un nouveau rêve qui se branche sur le précédent ?
Je me sens le bol en flamme. Mes tempes font des « vrzzoum vrzzzoum », comme si on y avait branché un courant de 220 volts. Peut-être que je me trouve sur la chaise électraque, non ? Un petit jour miséreux traverse le méchant rideau de toile beige tendu devant la baie. J’avise mon costar, sur une chaise… Mes tatanes, posées à la diable.
— C’est Béru ? articulé-je.
— Et qui tu voudrais que ce soye, messire l’artiste ? Dis donc, j’ai l’impression qu’ le champ’ ruscoff qu’on a biberonné hier t’a filé du mou dans la pensarde, non ?
— Quel champagne ? Où, du champagne ?
— Bédame, çui de l’hôtel qu’on s’est liché en matant l’espectac’ ! T’avais l’air d’ t’en ressentir pour la Carmen-cita blonde qui trémoussait le fion d’vant toi. Même qu’elle s’en a aperçu et t’a refilé la rose d’son corsage. Le père jules en bavait d’jalousance, c’vieux nœud branlochant !
— Ecoute, Gros…
— Merde, j’écout’rai plus tard, bouge-toi le cul, l’bus décolle dans trois quarts d’heure, t’auras à peine l’temps de biberonner une tasse de caoua.
— Mais alors…
— Quoi z’encore ?
— On est mardi ?
— Oh, dis, ça va plus mal qu’ j’l’eusses-tu cru, ’vidernment qu’on est mardi, et on y s’ra toute la journée, hé, Bébé rose ! Allez, grouille, j’t’attends en prenant une p’tite collection légère : œufs au lard, soupe aux choux, viande froide, ça colmate les ébréchures.
Il raccroche.
Je me traîne dans la salle de bains. Tout en mettant mes ballasts à zéro, je m’examine dans la glace piquetée. Vache de frime. A croire qu’on vient de m’opérer du foie, de la rate, du gésier et de trois testicules. A faire peur, l’Antoine ! Oh, ce pauvre mec ! Je me murmure : « On est mardi. Donc j’ai pioncé tout le lundi, plus la nuit du lundi au mardi. D’accord, j’avais du retard de dorme, mais quand même. A moins… »
A moins que j’aie vécu la journée d’hier sans m’en apercevoir !
Et puis Bérurier…
D’où sort-il, cézigue ? Comment se fait-il qu’il soit à l’hôtel, tout guilleret, tel qu’en lui-même, rigolard et décidé ? Quand a-t-il refait surface ? Où était-il passé ? Que signifie ? Que…
Une demi-plombe plus tard, je me présente au restaurant bruissant de l’hôtel Moscou . Je vais à « notre » table. Tout le monde s’y trouve, achevant de s’empiffrer : Béru, les beaux-frères Tastemoules, Valérie, les gougnes, les vieilles Sudamerloques, le Levantin à gueule de Docteur Mabuse, le chauffeur finnois, le guide tubar à barbe d’or, les autres. Ça croque, ça jacasse la bouche pleine. Y a des remugles de saucisses au beurre, de chou bouilli, de café refroidi. Sa Majesté s’est taillé un succès franc et massif en exécutant une bite et ses compléments directs d’objet dans de la mie de pain. Il l’a posée sur le goulot d’une bouteille d’eau et il la propose à la vénération des foules. « Coquette enfant ! », annonce le digne homme. Les gouines haussent les épaules comme quoi elles trouvent ça répugnant, les Sudasses gloussent de gêne. Le barbu poitringue exorbite, impressionné par les dimensions de l’objet. Aux tables voisines, on se pousse du coude, on pouffe, on louche sur ce paf comestible, modelé par Alexandre-Benoît Bérurier, dit Queue-d’âne, l’homme le mieux chibré du continent européen.
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