Il fonce comme un coureur de marathon, sans plus s’occuper de moi, prend des ruelles tortueuses bordées de maisons sanieuses. Ça vocifère dans les masures. Ça crie, ça chiale. Des enfants se poursuivent au milieu de la chaussée, les bolides à trois roues pétaradent. Le quartier pue la misère saupoudrée de safran. La route des épices que cherchait Magellan, tu parles ! Ou bien Vasco de Gama, me souviens plus au juste…
Les épices ! Déjà, ils la trouvaient fadasse, la vie, ces bons Portugais émigrés. Et tu vois le Portugal, maintenant… Et la Grèce, dis ? La France, la grande Albiuche ? Qu’en reste-t-il des fortes puissances de jadis ? Des petits rentiers qui râlent pour qu’on augmente leur pension. Et bon, faut que la route tourne, hein ? Bravo ! Et les Grands actuels, tu ne sens pas qu’ils rapetissent, mine de rien, dis ? Que leur effarement déjà est programmé ? Vive le Maroc ! Tu verras la toute grande nation qu’il va devenir, le Maroc ! Lyautey ? Fume ! Vieux guerrier de mes fesses, le maréchal Lyautey, dit l’Africain. Figure de légende, entre autres. Le Maroc, j’en démords pas. L’avenir est à lui. Deux cent millions d’habitants en 2034, je prévois. Vue imprenable sur la Méditerranée et le cher océan Atlantique. Faut le faire ! Phosphate, manganèse, et j’en passe.
Mais faut recoller au vieux, pas qu’il me distance. Je mets la surmu. Infatigable, l’ancêtre. Il m’essouffle. J’aurai souffert sous bonze-pilote, moi aussi !
Enfin, poum, voilà, il parvient à destination. Stoppe devant une construction beaucoup plus vaste que les autres. Deux étages, trois peut-être. Avec un toit pagode, des dorures tarabiscotées.
A l’arrivée de mon guide, une large porte coulissante l’écarte. Porte de bois peinte, percée d’ouvertures à petits carreaux.
Le vieux se retourne. Cette fois, carrément, il s’adresse à moi autrement que du regard. Me fait un signe sec pour m’inviter à le suivre.
Il pénètre dans l’immeuble.
J’en fais autant.
La porte se referme derrière nous.
Et il va falloir à présent te décrire où nous sommes. Pas moyen d’y échapper. Un bouquin, c’est pas seulement Il poussa la porte et entra , mais en outre ce qu’il y a en deçà : les lieux, les gens, l’action.
D’accord, je retrousse les manches de mon stylo et je m’y attelle.
L’endroit est une sorte de vaste magasin comprenant un hall central couronné par une coupole de verre et trois niveaux de galeries bordées par une rambarde de bois noir.
Au rez-de-chaussée, et sur les galeries, il y a des cercueils. Mais attention, pas des boîtes à osselets à la manière de chez nous. Certes, la forme est identique, parce que sous toutes les latitudes, un homme c’est un truc long et étroit qui n’excède pratiquement pas deux mètres de haut.
Mais les bières accumulées ici sont proprement délirantes ; laquées dans les tons rouges, jaunes, verts, avec des ciselures, des peintures, des tarabiscotages dorés, des sculptures dragonesques, des exubérances à volutes, des échevellements indicibles. Certaines constituent une espèce de mausolée en soi. Elles sont à impériale. C’est baroque ! C’est stupéfiant ! Et l’intérieur, dis, l’intérieur ! Approche-toi, regarde ! Ces soies brochées, ces molletons exquis, ces coussinets brodés ! Quel luxe, quelle glorification du trépas ! T’en aimerais pas une, tézigue, pour la campagne ? Les véquendes, je te figure bien, à jouer les pachas mandarins, là-dedans. Certaines ont l’éclairage indirect, l’eau, le gaz, l’électricité. Y en a des à tiroirs (les plus commodes) ; des avec kitchenette incorporée, des avec bibliothèque, des avec la télévision, et des avec des chaînes Hi-Fi (génie). Merveilleux. Le confort suprême, quoi ! Post-mortem.
L’au-delà-pullman ! Mourir en first !
Cela dit, il existe, en bas, des modèles courants, pour les lavedus qui ont des morts au rabais ; les petits médiocres de la calanche. Ceux qui crèvent à l’économie, juste pour eux, manière d’en finir avec la chiasse.
Univers époustouflant, qui m’ahurit.
Tu imagines, ce grand hall avec la verrière, tout là-haut, qui laisse passer la lune ? Et puis cet amoncellement faramineux de cercueils, entassés, empilés, et d’autres présentés de délicate manière sur des tourniquets, comme les bagnoles en vitrine sur les Chamzés ? Des en coupe, qu’on puisse admirer l’épaisseur, le garnissage, la finition extrême. Et des sarcophages de couleur, surglacés, brillants, dans les surfaces desquels ce t’est loisible de te mirer, t’admirer vivant pendant que tu peux encore, qu’il faut en profiter vite vite de sa gueule, cré bongu, avant qu’elle tourne ivoire (et carrée), pleine de trous d’ombres.
Le vieux bonze est debout au mitan du hall, il se perd dans la contemplation admirative d’un cercueil tout particulièrement réussi avec des poignées que ça représente des dragons à la queue frétillante, et dont l’avant est en capot de Porsche (la 928), ce qui fait drôlement rupinoche pour un cercueil, l’aérodynamisme, alors là, fais-moi confiance. Et puis il y a des motifs en bronze surgaufré, un peu nouillesques j’admets, mais d’un très bel effet. Que je te dise séance tenante : ces cercueils thaïlandais font la pige aux italiens que je tenais jusqu’alors pour les premiers du monde. Pas le même genre. Le catholicisme absent, c’est troublant pour nous autres, gens de pape bon gré mal gré, même quand on ne pratique pas et qu’on rentre dans les églises juste pour admirer les retables du XVI eFlamand ou changer la pellicule de son Kodak dans les confessionnaux.
Une religion native, héréditaire, tu restes empêtré. T’as beau regimber, dénier au Saint-Père (en l’appelant Sa Sainte-Paire) son palanquin et tout le tralala, pompe, procession, bénédictions rubis et orbite (comme dit Béru) ; t’es marqué en extrême profondeur. T’as des pater et des ave sous-jacents. La sainte croix en ombre chinoise, et la notion de Jésus qui te chemine dans l’âme, oh là là combien ! Indélébile. Quand tu tournerais agnostique, athée, tremblement, quand tu te goinferais de blasphèmes bien agencés, rigolos même, toujours catholique apostolique romain tu restes quand tu en viens de lignée. La marque. Une façon d’être sentimental. T’as beau tout ce que tu veux, ricaner en plein : mon cul sur La Salette, la main de Fatima dans la culotte d’un zouave pontifical. T’es tu sais quoi ? Stigmatisé en douce. Bité à bloc. Hop, catholique et chibre ! Plaoff ! Dans le cul, le goupillon ! Profondly ! Thank you , Seigneur. Grâce à Toi, ô mon Tout-puissant, la solitude n’est plus un pays, mais une coquetterie. Enfin, ça ne regarde que moi, hein ? Et encore ! Ça ne me concerne pas, puisque c’est ainsi . J’ai jamais pris la responsabilité d’être ainsi , mézigue ! Parce que si j’avais le pouvoir d’être ainsi , je serais peut-être autrement, va-t’en savoir avec ces choses-là !
Je t’ai sommairement (mais au prix du papier et de la main-d’œuvre, on peut pas s’autoriser de trop longues déconnes) décrit les lieux. Passons aux gens.
Ils sont quatre hormis le vieux. La fille tocassonne qui nous a flashés sur le ponton de Chakri Spân, plus trois gorilles pas laubés. Petits, mais trapus, presque carrés, ces mecs. Habillés d’un jean et d’un tea-shirt blanc.
L’un se tient adossé contre la porte, les deux autres de mon part et d’autre. La fille est assise sur un cercueil pour cadre moyen, les jambes croisées.
Personne ne moufte.
Le very old magot s’est désintéressé de moi, au profit de la bière somptueuse dont il admire le capiton.
Il place ses mains osseleuses derrière son dos, comme le font, je te le dis souvent, les princes qu’on sort quand ils suivent leurs gerces au boulot.
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