Par curiosité, je chope le poignet d’un garçon d’étage.
Ça craque. Lui aussi est en catalepsie. Du coup, la constatation me requinque. Elle prouve que le sieur Chakri Spân rechigne à éliminer complètement.
— Non, non, il n’est pas encore mort, me fait-il, confirmant ainsi ma découverte. Il mourra plus tard, plus loin, et autrement, ainsi que votre ami et… vous-même.
Il me reprend le bras.
— Tenez, cher Français très malin, je vais vous accorder une faveur : celle de choisir votre propre cercueil.
Chakri Spân me contraint de passer une revue de ses meilleures productions.
— Que diriez-vous de celui-ci, en laque noire et dorée, monsieur San-Antonio ?
— Une pure merveille, dis-je, mais je ne voudrais pas abuser.
— Du tout : prenez place !
— Sans façon, bien qu’il soit décapotable, je préfère encore une bonne petite Renault 5 sans histoire.
Chakri Spân fait claquer ses doigts et émet un ordre aigu comme un cri d’oiseau migrateur.
La gonzesse accourt sus à moi, suce-moi. Je vais pour la refouler du coude, moche comme elle est : mais elle a une esquive pivotante très basse et se fend. J’éprouve une piqûre au ventre.
Je porte ma main près de mon nombril, lequel est le centre géographique, non du monde, comme chez beaucoup, mais de ma satisfaction d’être.
L’horrible souris tient un petit instrument déplaisant, terminé par une courte aiguille ; ça ressemble à une seringue très compacte.
L’honorable Santandetonio sait qu’il est marron. Trop tard pour essayer quoi que ce soit, mon ami. L’engourdissement est immédiat, il se développe en moi comme s’étale l’encre sur un buvard. Vite et bien. Je me glace, me pétrifie…
Deux des sbires viennent me cramponner, dans un nuage polaire.
Je me retrouve à l’horizontale.
Lévitation ? Les étages bourrés de cercueils basculent dans ma vue.
On m’enfouit entre des montants de soie jaune.
A bientôt, les gars !
Fin de la Première Partie
DEUXIÈME PARTIE
EN CHASSE
J’ai connu un type, chaque fois que je le rencontrais, il me bichait par un bouton de mon veston et il me disait :
— Faut que je te fasse rire.
Un gros. On avait été à l’école ensemble. Un pas malin. Doué pour les études, mais d’une intelligence très rampante.
« Faut que je te fasse rire. »
Il triturait mon bouton de veste en me débitant des choses à la gomme qui ne me faisaient pas rire du tout. Un jour qu’il escrimait, mon bouton lui est resté dans la main, lui coupant le sifflet. Et alors, là, oui, en voyant sa gueule, je me suis franchement poilé. Comme quoi, on ne doit jamais désespérer : tout arrive.
Et ce gazier dont le nom m’a échappé au fil du temps, je me mets à y penser avant que de reprendre tout à fait conscience. Je retrouve son visage épanoui, luxuriant, marbré de violet, ses grands yeux de chien qui te rapporte une vieille pantoufle au lieu d’un faisan, son rire si peu communicatif qu’il me faisait bâiller, éternuer, loufer, tout ce que tu voudras, sauf rigoler. Voilà que je l’évoque du fond de l’Orient Extrême ! C’est bizarre, la pensée, non ? Ces méandres, ces caprices biscornus. Machin, avec une haleine chargée d’ail, et ses gros doigts tiraillant mon bouton, ce nœud !
A lui, Truc : Victor, je crois. Victor quoi ? J’osais plus lui demander « Faut que je te fasse rire » ! Il trouvait l’existence bien pratique. Alors il la vivait gaillardement en débitant des turpitudes que même dans les bistrots de camionneurs flamands t’entends pas les pareilles. Et à lui, je repense, allongé dans mon cercueil. A des bouts de phrases tombés de ses grosses lèvres jouisseuses, davantage faites pour savourer des Côtes du Rhône qu’une chatte domestique.
Mon subconscient dissipe cette évocation. Le gros copain me devient improbable et puis s’anéantit. Dans ces périodes écrémées de la gamberge, tu t’abandonnes aux pires fantasmagories. Tu deviens n’importe qui, n’importe quoi : le Grand Ferré, le Traité de Vienne, une savonnette d’hôtel lépreux, avec poils et mousse coagulée.
Je m’agrippe aux montants et me dresse.
On est mignonnets tout plein, les quatre. Un dortoir à morts. Pas un cimetière, non plus qu’une morgue : mais un dortoir, moi je trouve. Nos quatre bières dans une chambre blanchie à la chaux (de Pise, comme de bien tu penses), avec leurs couvercles posés droits contre le flanc de la boîte.
Bérurier est déjà réveillé, lui aussi. Abruti, patatesque, roteur, péteur, tempêteur, encombré d’expectorations. Ce sont ses ébrouements qui ont eu raison de mes ultimes torpeurs. Il carcasse à s’en éclater le poitrail, le chéri. Les lampions injectés de sang. Il m’avise, voudrait me parler, ne le peut encore, m’adresse une mimique véhémente, style : « Tu parles d’une merderie de vingt-dieux de charognerie de chiasse ».
Quant aux deux larbins de l’hôtel qui avaient de l’avance sur nous, ils sont déjà levés et, fatalistes, attendent, assis en tailleur, contre le mur.
Je regarde la pièce plus complètement, ce qui me permet de constater deux choses : la fenêtre a été murée au moyen de briques cimentées à plat, la porte est pourvue d’un blindage. Son absence de serrure me laisse croire qu’elle est munie à l’extérieur de substantiels verrous.
J’expédie un sourire aux deux gus, toujours fringués en valets d’étage : gilet rayé, pantalon noir, chemise blanche (de Castille). Ils me le rendent.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé, mes chers amis ? leur demandé-je.
Celui qui parle le moins mal l’anglais m’explique :
— On nous a demandé d’aller à la lingerie. Une fille nous attendait. Elle nous a piqués avec une seringue. Après, on ne sait plus.
— Et, pour toi, Gros ? poursuis-je, comment s’est opéré ton kidnapping ?
Sa Majesté s’arrache de son sarcophage pour se détendre la rouillance.
— Quand t’est-ce j’sus sorti de l’hôtel, m’explique le véhément personnage, une frangine m’a sabordé en m’disant comme quoi, dans sa bagnole garée juste à côté, elle avait une jolie fille toute nue à m’proposer. J’m’ai dit : j’vas toujours risquer un œil. A peine que j’ai z’eu monté dans la tire : une sorte de fourgonnette, c’te salopiote m’a piqué et j’sus été dans l’sirop immédiatement.
Méthode simple et rapide, tu conviendras ?
Je me tais. On perçoit, au loin, des coups de feu. Gros calibre. Malgré que la fenêtre ait été aveuglée, les bruits des détonations font vibrer les couvercles de nos cercueils.
— Y a la guerre ? s’étonne le Mastar.
— On le dirait.
Les détonations sont assez espacées. Parfois il y a un doublé, et puis le silence retombe pour un moment.
— Cela ressemblerait plutôt à une partie de chasse, rectifié-je.
— T’as l’heure ? demande Alexandre-Benoît.
Très bonne question à vingt-cinq francs. Je visionne ma tocante : elle me propose trois plombes. Mais trois heures de quoi ? Du matin ou de l’après-midi ?
Je me sens dans un état de délabrement tel que j’opterais plutôt pour l’après-midi. Au reste, on ne chasse pas la nuit.
Confirmant la chose, le Mammouth déclare :
— J’ai les crochets, mézigue.
Je constate que, bien qu’étant « barbouillé », je les ai également.
Je lui relate mes derniers démêlés avec Chakri Spân.
— Ils ont des combines qu’on n’est pas armé pour lutter contre, dit le Gravos. Ces piquouzes qui te foutent en cataplasmie, ce vieux mandarin-citron qui t’hynopte, ces cercueils pour nous balader, t’avoueras que c’est pas chez nous qu’on voye des trucs pareils !
Читать дальше