Herr Hotik, donc le nouveau Magritte, fait la moue.
— Un fin fusil comme vous, voilà qui me surprend, Herr Hudy. Et qu’a fait Herr Konhachyaler ?
— Rien, boude l’interpellé, lequel est d’ailleurs accoudé à un Bouddha.
— Ce sera pour demain, promet l’hôte.
— Je l’espère, car au prix du safari…
Herr Hotik feint de ne pas relever la mauvaise humeur de son client.
— Demain, je vous réserve une surprise, messieurs, déclare-t-il avec emphase (qui est un vieux copain de la maison) ; vous aurez à votre disposition deux Français, dont voici l’un d’eux ; que dites-vous de cela ?
Les trois têtes carrées s’épanouissent et reprennent leurs verres.
— Bravo, Herr Hotik ! s’écrient-ils d’une même voix. Des Vranzais, gutt !
Le peintre me tapote l’épaule et me désigne aux péones qui nous ont suivis.
J’ai droit à la lanière autour du cou.
On me remmène dans ma geôle.
Tout corps occupe de la place dans l’espace. Cette portion d’espace est son volume …
Cette définition de mon premier bouquin de géométrie me taraude l’esprit.
Pourquoi des trucs te reviennent-ils avec insistance, dans les moments les moins appropriés ? Note qu’il n’y a pas de moments appropriés pour la réminiscence Tout corps occupe de la place dans l’espace …
J’évoque celui d’une gonzesse en compagnie de laquelle j’ai passé des heures fiévreuses. Puis, celui d’une autre, et d’une troisième, et encore, encore… La cohorte de ce qu’on nomme stupidement les « conquêtes » ! Comme si l’on conquérait jamais quelqu’un ! Voire seulement quelque chose. Les « quelqu’un » vous quittent et le jour vient, inéluctable (de logarithmes), où l’on quitte les « quelque chose ». Tous ces corps de femme trémoussants, ondulatoires, lascifs, ouverts, offerts ; ces beaux corps en chaleur, en grand désir d’amour (d’amour de moi en l’occurrence) s’assemblent dans mon esprit comme sardines en boîtes. Et j’en évalue le « volume » justement, c’est-à-dire la portion d’espace qu’ils occupent. Seigneur, j’ai baisé tout ça ? Ce monticule énorme ? Cette colline de chair fraîche ? Ce massif de femelles aux nobles tétons, aux culs faramineux ? Aux ventres convulsifs ? Je me suis engouffré, déposé dans ces êtres à présent dispersés ?
Une mélancolie d’impuissance me vient. Une mélancolie d’abandon, de vrai renoncement.
En les étreignant, ces filles, je croyais, l’espace d’un coït, étreindre l’univers. En les possédant (euphémisme), je croyais posséder ma propre vie, en être propriétaire dé-fi-ni-tif, et non pas l’incertain locataire que nous sommes tous de nos peaux pour des durées imprécises.
Aucune d’elles ne m’est restée. Ce furent des instants, rien que des instants sans autre signification qu’eux-mêmes.
— A quoi qu’tu penses ? murmure Béru dans le silence cloaqueux de la nuit.
Il fait chaud, il fait lourd ; il fait faim et soif car le brave Herr Hotik nous laisse à la diète intégrale.
— Je donne un coup d’œil sur mon passé, dis-je.
— Attention d’pas choper un orgelet, ricane le Gros, c’est un risque qu’on prend quand on fait l’voilieur aux trous d’serrures d’la mémoire.
Il écoute le long et lugubre gargouillement qui lui taraude les entrailles.
— Ils sont fumiers d’nous laisser sans clapper. Même au goulache, y t’ont droit à d’la tortore.
Il respire profondément, manière de gonfler son estom’ d’air à défaut de choses plus substantielles.
— T’aurais pu essayer un p’tit coup d’force, du temps qu’t’étais av’c ce grand déboisé, reproche le Mastar.
— Il est duraille de jouer les cow-boys quand tu as le canon d’un pistolet-mitrailleur au niveau de la cinquième lombaire.
— Qu’est ce c’est c’t’histoire de partie d’chasse dont à laquelle on doit participationner ?
— Sûrement pas quelque chose de tout repos, Mec. Peut-être vont-ils nous utiliser comme rabatteurs ou comme appâts pour les fauves.
— On pourra p’t-être en profiter pour mettre les adjas ?
— Peut-être…
Le silence nous retombe dessus comme une toile de tente mal arrimée.
Nos deux compagnons thaïlandais roupillent silencieusement. Mais ils doivent penser tout de même, non ? Les avoir à la caille ? Chocoter en loucedé. Ça se fait, même quand on est impavide (un pas vide). Oui : ils en écrasent.
— Au lieu de mater ton passé, reprend le Divin, tu ferais mieux d’regarder l’avenir, mon pote, vu que c’est d’ce côté qu’on s’dirige !
Toujours pertinent, l’Obèse.
L’avenir. C’est quoi, dans la conjoncture ?
— Sais-tu l’envie qui me prend, Grosse-Pomme ?
— L’envie de bouffer, œuf corse ?
— Non : d’épouser Marie-Marie.
Il hausse un sourcil, ce qui lui fait un œil grand comme un hublot du pauvre France bricolé, parjuré de la quille au grenier.
— Dis, ça va pas la tronche ? Une jeune fille de dix-neuf bouquets !
— Elle est en âge, non ?
— De se marier peut-être, mais av’c tézigue, c’t une aut’ paire d’couilles ! Ben mon sagouin ! Un gars qu’a traîné son outillage dans tous les at’liers d’France et de Navarin : m’sieur s’refuse rien pour son bonheur ! Une vingtaine de pions d’écart ! T’as lu ça dans la Rousse médicale, técolle, non ? J’ai pas envie qu’a soye veuve à la fleur d’l’âge, ma nièce, merde ! Et question situasse, t’amènerais quoi t’est-ce que dans l’panier d’mariage, hmm ?
Cette sordide préoccupation, relevant d’une tradition éculée, me bouleverse. Cher Tonton Béru ! Tuteur de la vieille école, soucieux d’établir sa pupille dans des sphères huppées, à un gars nanti !
— Tu souhaiterais la marier à un fils du comte de Paris ou de M. Dassault ?
— J’veux qu’elle épouse un gazier susceptib’ d’y assurer le matérialiste.
— Une paie de commissaire spécial te semble insuffisante ?
— C’te môme, elle a des goûts de lusc, j’le voye bien.
Tu crois qu’é s’sappe à Uniprix ? Quand elle s’achète un pull, c’est tout su’te les Galeries Lafayette. Et les tatanes, dis ? Les tatanes ? Chez Louis Jourdan, mon drôle. Et les jupes chez Ferdinand Céline. Les corsages chez Mère Courège.
— Très bien, n’en parlons plus. Je rêvais…
Un silence suit, qui n’est pas de la même qualité que les précédents. Il ressemble à une portée de musique sur laquelle défileraient les notes sorties du cerveau béruréen.
— Slave dit, j’sais qu’elle en tient pour toi, c’te gaufrette. Elle peut pas dire trois phrases sans t’mêler à sa converse, assure doucement Sa Majesté.
— Oh, laisse. Les lots de consolation, c’est pas mon genre !
Il effervesce :
— Quant à c’dont j’disais, au sujet de la différence d’âge, c’est pas calamitesque. Un garçon qu’a déjà vivu et qui connaît l’pourquoi du comment des choses, ça vaut mieux qu’un garn’ment fourreur de bites express…
— Cherche pas à me récupérer le mental, Béru, je sais bien que j’ai déconné.
— T’as pas déconné. Si tu croyes qu’je te voudrais pas pour gendre, tu t’gourres. Moi et Berthe, on n’saurait rêver mieux pour ainsi dire. On s’connaît. J’sais qu’t’es un battant, un vrai du paf, tout bien ; honnête, plein d’sentiments. Ell’ sera heureuse av’c toi, c’est couru. Vous aurez des chiares bioutifoules.
« Des moujingues dégourdis qu’apprendront bien en classe tout en y f’sant les cons. Je retapisse la chose en gévacolore sur écran large, mon pote. Oui, oui, faut qu’tu la maries, ma musaraigne. D’ailleurs, d’puis toute minus, ell’ se garde pour toi. Berthe m’en causait pas plus tard que la s’maine dernière.
Читать дальше