Le plus jeune des trois personnages avait néanmoins passé le cap de la soixantaine. Je le jugeai très beau avec sa chevelure grise, son teint bistre, son œil velouté, sa bouche charnue. On pressentait le voluptueux, le jouisseur. Il était mis avec élégance : blazer bleu marine, pantalon de flanelle grise, chemise bleu pâle, cravate à rayures bleues et noires. Un solitaire gros comme un testicule de mouton brillait à son auriculaire. Il devait être plus ou moins levantin, mais avec un max de discrétion. La classe !
Déboulant de l’ascenseur qui donnait directement dans la tour, je m’arrêtis, interdit, car je pensais trouver un seul homme.
Les trois personnages si différents m’examinaient avec attention, sans la moindre gêne, comme on examine l’objet ou l’animal dont on songe à se rendre acquéreur.
— Bonjour, messieurs, dis-je.
Et puis j’attendas.
Ils ne se pressaient pas. Et moi, un vrai nœud volant, je restai bras ballants devant le trio, sorte de pute proposée à l’appétit de mâles blasés, attendant leur bon vouloir, ce qui est source de complexes et vous flanque une gaucherie incoercible.
— Lequel de vous, messieurs, est le Big ? finis-je par questionner.
Le blond-blanc-massif grommela :
— NOUS sommes LE Big.
Etrange réponse à la vérité. C’était la première fois que j’entendais dire « Nous sommes le ».
Instantanément, je révisas toute ma conception du « Big Between ». Il ne s’agissait pas d’un homme, mais d’un triumvirat. Le superman était en réalité une organisation. Dès lors, je ne pigeais plus quelle succession j’étais en droit d’espérer. Remplacer un individu, oui. Remplacer une institution, impossible ! Alors quoi ? En faire simplement partie ? Là, il y avait fausse donne, ce n’était pas indiqué dans les conventions initiales. On avait parlé de moi comme d’un dauphin, pas comme d’un élément de plus . A moins que ces trois messieurs qui commençaient à être chenus n’eussent décidé de remettre leur fonds de commerce à un seul homme ? Mais quand je me voyais dans cet immense palais ruisselant de luxe, quand je mesurais le formidable agencement de cette institution occulte, je me rendais parfaitement compte que je ne faisais pas le poids. Le commissaire San-Antonio, au milieu de tout ça, c’était un peu beaucoup Ducon-la-Joie.
Enfin, le plus logique était d’attendre.
— Asseyez-vous ! m’invita le plus vieux.
Une chaise avait été disposée à égale distance de chacun des trois burlingues. J’y mis mon cul, croisis les jambes et m’efforcis de penser que je me trouvais chez le dentiste pour un plombage.
J’ignore lequel de ces messieurs enclencha le bastringue, toujours est-il que, brusquement, les vitres de la tour s’opacifièrent et que l’un des écrans s’anima. Je m’y vis, en gros plan, à la table du bistrot noir de la nationale 19, en train d’écluser mes deux boutanches de bourbon. Un vrai documentaire qui aurait pu s’intituler « San-Antonio dans ses œuvres ». Je me vis ensuite au Fort Alamo’s Motel , occupé à baiser la mère Herminia. Séquence délicate, assez attrayante je dois en conviendre. Je louchis sur mes trois hôtes. Ils restaient impavides. Après, j’eus droit à ma séance avec le shérif, à ma fuite… Je me retrouvas à San Antonio où j’estourbissais le gardien du chantier. Moi chez la pute ligotée, dormant à poings nommés. Après, on sautait à l’hôtel, avec les trois poulardins dans les cuisines. Et puis j’eus droit encore à un beau morcif de mister Mézigue chez les punks, se laissant gloutonner le pipeline par la môme Patti. La qualité de l’image était bonne bien que tout eût été filmé au téléobjectif par une caméra volante.
L’écran redevint mort. Les vitres s’éclaircirent. Je me demandais les motifs de cette projection. Les trois hommes avaient déjà dû contempler mes exploits. Pourquoi une séance collective ? Pour que je subisse la gêne de les voir me regarder baiser, boire et châtaigner des gens ?
— Vous possédez de grandes ressources, me complimenta le Levantin.
J’amorçai une courbette.
— Qu’attendez-vous de moi, au juste, messieurs ? leur demandai-je.
Chose curieuse, ils m’impressionnaient moins que Duck. Plus exactement, eux ne me fascinaient pas. Je comparaissais devant trois espèces de P.-D.G. dissemblables mais pugnaces. Avec eux, je n’avais pas envie d’obéir mais de traiter.
— Un sang neuf ! me répondit le plus vieux.
Un pingouin ! Voilà, il me faisait penser à un pingouin ; machinalement, je regardais sous son bureau pour voir s’il portait des souliers jaunes. Non : ils étaient noirs.
— Votre envoyé auprès du président de la Répu-blique française, assurait que le B.B. cherchait un successeur ?
— C’est juste. Nous pensons de plus en plus que vous pouvez être cet homme que nous cherchons. Mais l’apprentissage sera long.
— Vous pouvez m’indiquer votre estimation ?
— Plusieurs années.
— Combien ?
— Impossible à préciser. Disons que si au bout de quatre ou cinq ans vous n’êtes pas au point, cela indiquera que nous nous sommes trompés.
— Quel serait le programme ?
— Ici, formation technique accélérée de deux mois.
C’était toujours le pingouin qui parlait.
— Après quoi, nous vous confions une mission-test d’envergure. Si vous la menez à bien on continue, sinon chacun reprend ses billes. Question pratique : vous êtes pour l’instant en disponibilité vis-à-vis du ministère de l’intérieur français. Nous ignorons quel est actuellement votre traitement. Nous allons vous verser dix mille dollars pour vous dédommager des tracasseries que vous venez de subir. Vous en toucherez par la suite cent mille à l’issue de la première mission si elle est positive. Si elle est négative, nous les adresserons à votre mère afin qu’elle puisse vivre décemment sans vous.
Je souris.
— Pas d’accord, messieurs le Big B. Moi, je vous fais une contre-proposition : je ne veux rien. Pas un cent , ni pour ce qui vient de se passer, ni pour ce que vous me donnerez à faire. Par contre à chaque mission que vous me confierez, j’exigerai un ordre écrit de mon gouvernement le confirmant. Pas une seconde, je vous préviens, je n’irai à l’encontre de ses intérêts. Vous n’assumerez que mes frais professionnels. Ma période probatoire ne s’étendra pas sur des années, mais sur quatre missions. Si je les exécute avec succès, je deviendrai officiellement VOTRE homme. Alors tout sera partagé en deux jusqu’au moment où je resterai seul. Je vous laisse étudier mon offre à têtes reposées.
Je me levis.
Une force invincible m’habitait. J’amorcis un salut circulaire de la main et me dirigis vers l’ascenseur. Alors le « vieux » m’appela :
— Commissaire !
Il avait un mince sourire sur ses lèvres fardées.
— Vous trouvez vraiment que je ressemble à un pingouin ? me demanda-t-il.
J’eus, pendant un instant désastreux, la très pénible impression que je ne m’appartenais plus.
Ainsi, cet homme pouvait lire dans mes pensées ?
Je lui sourias.
— J’ai déjà vu le numéro à Paris, par Mir et Miroska, monsieur Un-tiers-de-big-B, je lui dis-je.
Une nouvelle gonzesse m’attendait devant les ascenseurs, en bas. Ma cabine s’était refermée et mise en action sitôt que je m’étais trouvé à l’intérieur, sans que j’eusse à appuyer sur le moindre bouton.
Je trouvais ces hôtesses bandantes à en crever et je sentais que mes amygdales sud exploseraient avant la fin de la journée si je ne parvenais pas à m’en mettre une sur orbite. J’avais un monstrueux tricotin rentré. Ça me fouinassait dans la région du bas-ventre et ça devenait douloureux.
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