C’est alors que je découvre un tout petit quelque chose, insignifiant en apparence, mais qui me perplexite à mort. Il s’agit d’un brin de laine blanche de trois ou quatre centimètres de long. Une aurore boréale se lève dans mon âme. Brin de laine égale tapis, non ? Et si les « déménageurs de la nuit » étaient passés par là ? L’escadrin doit déboucher sur la petite rue perpendiculaire au quai où leurs macabres manœuvres risquaient moins d’attirer l’attention.
J’achève de débonder et la porte s’ouvre. L’escadrin est en béton. Des appliques fonctionnelles l’éclairent lorsqu’on actionne la minuterie. Une rampe sommaire, en fer. Je dévale les deux étages. La porte du bas, vitrée dans sa partie supérieure, mais pourvue d’une forte grille est également fermée à clé. Inutile de fatiguer mon petit sésame sur elle, je constate qu’elle débouche sur le quai, à une vingtaine de mètres de la grande porte. Donc, le problo reste entier, concernant les risques de ce déménagement nocturne.
Vaguement dépité, je regagne le logis des Lassale-Lathuile. Jérémie est de retour et m’attend sagement dans une bergère du hall. Il s’est coiffé d’un écouteur de talkie-walkie qui aplatit sa tignasse crépue, et dodeline du chef au rythme de la musique. Rien de plus con à voir qu’un mec savourant des sons que tu ne perçois pas.
— C’est beau ? hurlé-je.
Il se dégage les éventails à bengalis.
— Michael Jackson ? je questionne en montrant son bousin.
— Non, la Messe en ré de Beethoven ! Superbe ! Il y a une profondeur, là-dedans, qui me noue les tripes.
Il replie gentiment son petit matériel de mélomane.
— Tu as eu les renseignements que je voulais ? lui demandé-je.
— Oui, et davantage encore.
Je me laisse tomber à son côté. C’est curieux que nous soyons là, tous deux, assis dans l’entrée de ce logement, comme chez un médecin, à attendre notre tour.
— C’est la concierge qui assure le ménage, et c’est elle que tu as eue au téléphone, ce matin. Lorsqu’elle est montée, Mme Lassale-Lathuile n’était plus ici. Elle devait rejoindre son mari et partir avec lui pour l’Indonésie. Tout était prévu. Ses bagages se trouvaient déjà à la consigne de l’aéroport où il les avait emmenés, trois jours plus tôt, en allant prendre l’avion pour la province. Il avait ce petit voyage à faire avant d’entreprendre le grand. J’ai interrogé la gardienne à propos du couple. Il semble vivre assez librement. Lui paraît plus qu’à son aise financièrement, presque riche, et la bonne femme se retient d’insinuer qu’il doit se faire graisser la patte par quelques gros contribuables.
Je cherche à évoquer mon contrôleur. Froid, avec un regard courtois mais dénué de toute sympathie réelle. Je ne l’imagine pas en train de monnayer sa fonction. Il y a en lui un je ne sais quoi de franchement distant qui ne devait guère inciter aux proposes malhonnêtes. Une sorte d’hostilité sourde, spontanée. Il semblait mépriser son prochain. Ce qui est très méprisable !
— C’est tout ?
Mon brave bougne hoche la tête et son rire aubergine s’ourle de ratiches étincelantes, fourbies à l’Email Diamant.
— Comme la plupart des concierges, celle de cet immeuble est très diserte. En tout cas, pas raciste, ce qui est rare chez les gens modestes. Les nantis le sont aussi, et plus profondément, bien sûr, mais ils feignent de ne pas l’être. Nous n’avons, pauvres nègres, comme alliés sûrs que les intellectuels qui se battent pour nous, non par sympathie réelle, mais par vocation collective…
— Et après ce cours de philosophie, champion, tu vas me parler de quoi ?
— Lassale-Lathuile a presque toujours habité cette maison. Ses parents occupaient l’appartement contigu, sur le même palier.
Je lui prends la main, très simplement, entre les deux miennes, et ça se met à ressembler, nos trois paluches, à un gros sandwich au hamburger.
— Cher grand cœur qui paraît au discours que tu tiens, fais-je, tu ne vas pas me dire que l’appartement dont tu me parles est toujours à la disposition de Lassale-Lathuile ? Si oui, je vais me mettre à sangloter comme un Ecossais qui a perdu son porte-monnaie ou une vieille fille son pucelage.
— Alors pleure, ô mon chef admiré, car telle est la vérité. Ledit logement est libre depuis le décès de la chère vieille maman, en octobre de l’an passé. Lassale-Lathuile l’a conservé car il projetterait de quitter l’administration pour monter un cabinet de conseiller fiscal, ainsi que le font, me suis-je laissé dire, la plupart de ces gens qui, après avoir martyrisé le contribuable pour un salaire modeste, lui apprennent à berner le fisc moyennant des honoraires substantiels.
— Viens !
Il ne me demande pas où, l’ange sombre. Une fois de plus, je vais forniquer avec deux serrures superposées ; des serrures qui donnent à ceux qui les utilisent une fallacieuse impression de sécurité, mais qui cèdent aux instances de l’homme déterminé presque aussi rapidement qu’une femme mariée…
Et que je te crique.
Et que je te craque.
Et que je te croque !
Entrez, prince !
Le second appartement est la réplique du premier ; en moins vaste. Il y a des housses sur les meubles, kif au bon vieux temps. Ça fouette le renfermé et une épaisse couche de poussière s’est déposée sur les surfaces planes.
On se fait la check-list. Entrée ? R.a.s. ! Livinge ? R.a.s. ! Cuisine ? R.a.s. ! Chambre (ici il n’y en a qu’une) ? R.a.s. ! Des housses, et encore des housses qui transforment les meubles, les sièges, le lit en mobilier fantôme.
— Merdre ! ubué-je.
Ma bouffée d’allégresse se fait la malle. Moi qui croyais déjà tenir la vérité !
— Tu ne remarques rien ? demande Jérémie.
— Non, quoi ?
— Il n’y a pas de tapis dans cette chambre.
Je constate, puis, las :
— Non, y a pas de tapis. C’est une chambre sans tapis !
— Pas même une simple descente de lit !
— La moquette suffisait à la maman Lassale-Lathuile, faut croire, elle devait avoir des goûts plus modestes que son fils.
— Pourtant, il y en a eu un.
Il me montre une décoloration géométrique, en deçà du lit.
D’un geste brusque, j’arrache la housse couvrant le plumard. Le matelassage des panneaux est lisse. Il n’existe pas de couvre-lit, simplement les draps et les couvrantes pliés soigneusement sur le matelas. M. Blanc empare la couvrante et la déploie avec le geste tournant d’un marchand de carpettes exhibant sa camelote.
— Il y a du sang ! annonce-t-il en montrant une tache en forme d’Italie (y compris la Sardaigne, mais sans la Sicile).
Je me penche.
— Exact.
Il continue ses investigations.
— Il y en a également sur le montant.
Et de désigner quelques minuscules étoiles.
— On a interverti les deux lits, fait-il, en empruntant les portes de service. Cela s’est probablement passé avant le jour et les « déménageurs » ne risquaient pas grand-chose.
— Le corps ? demandé-je péremptoirement, comme si ce pauvre M. Blanc avait des comptes à me rendre.
— Ils l’auront embarqué dans le tapis, ça se fait beaucoup.
Je me rends dans la salle de bains attenante à la chambre. Ici, comme ailleurs, tout paraît tranquille, en ordre. Pourtant, un examen approfondi du lavabo nous permet de déceler d’infimes éclaboussures.
— Tu me crois, maintenant ? demandé-je à Jérémie.
— Je t’ai toujours cru ; une chose aussi énorme ne pouvait qu’être vraie.
— Les gens qui sont parvenus à faire place nette avaient un sacré sang-froid, non ?
Au lieu de répondre, il retourne dans la chambre, va à la fenêtre pour ouvrir les rideaux.
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