Alors, moi, commissaire Tantonio, as de la Rousse, de réputation au moins nationale, je raisonne. Je me dis, sans barguigner (car il est toujours malaisé de se parler en barguinant) : « Tu veux faire disparaître un cadavre ensanglanté d’une chambre sans laisser de trace, que fais-tu ? » Réponse de l’interpellé : « Je le roule dans le tapis, comme cela s’est fait dans mille neuf cent soixante-dix-neuf films parce qu’il n’y a rien d’autre à faire .
« Et ensuite ? » insiste le commissaire de ses fesses.
« Ensuite, dit l’interpellé, j’emporte toute la literie , le lit compris ! » « Est-ce tout ? » que fait chier cet obstiné poulet de ses grosses deux. » « Que nenni : je change aussi les rideaux de la fenêtre ! » « Parfait. » Cette fois c’est l’interpellé qui s’adresse au commissaire si tant réputé que les culottes sont détrempées sitôt qu’il surgit : « Commissaire très illustre, lorsqu’on a apporté tant de modifications à une chambre, cela doit bien être perceptible par un quidam qui y a pris du bon temps durant plusieurs heures ? » « Si fait », ne peut pas manquer d’admettre le fameux flic. « Alors, perdreau débile et vaniteux, concentre tes souvenirs, puisque c’est toi, le forniqueur abject qui est venu tremper le biscuit céans. Regarde et compare ce qui est avec ce qui fut ! »
« Là, le commissaire, ainsi pris aux parties, s’abîme dans le cloaque de sa mémoire visuelle. Dure expérience ! Car enfin, quand tu viens nuitamment chez une dame pour livrer de l’extase au forfait, orgasme compris, queue en main, que cette femme en pleine lubrification t’attend derrière sa porte, si peu vêtue qu’il suffit d’éternuer pour la débarrasser de ses ultimes pelures, que tu l’étreins à t’en disjoncter les omoplates, lui bouffes la gueule jusqu’à la glotte et lui glisses déjà coquette dans la touffe, tu n’es plus très apte à dresser l’état des lieux de sa chambre qu’éclaire chichement une lampe d’opaline à lumière rose ! »
— Bon, on se casse, moui ou merde ? grommeluche Bérurier, j’ai les chailles et tes conneries commencent à m’cavaler su’ la prostate !
— Casse-toi, Plein de cul ! je rebuffe, d’une voix zombiesque.
— Biscotte, ta pomme, tu restes encore ? T’attends quoi ? L’ retour du cadav’ ?
— Je t’en supplie, sois ailleurs, l’exhorté-je : je pense !
— Il pense ! rigole ce cerveau en ruine, s’adressant à Jérémie.
— Tu ne peux pas comprendre, assure M. Blanc.
Sa Majesté met sa lèvre inférieure en guidon de course pour nous bien marquer son mépris.
— Bon, du temps que vous pensez, moi je vais couler un bronze, déclare-t-il en dégrafant son futal pour gagner la salle de bains. Je préfère l’action.
Et, sans la moindre gêne, il profite de notre intrusion chez Lassale-Lathuile pour utiliser ses gogues.
Jérémie dépose sa personne près de la mienne, sur le plumard.
— Je crois savoir ce que tu envisages, Big Chief ! murmure-t-il.
Et, comme je dresse un sourcil pour questionner, il murmure :
— Un déménagement, non ?
J’acquiesce.
« Pourquoi m’as-tu trahi, Lison ?
Tu vois : j’sus venu quand mêmeu ! » brame à tue-tête le déféqueur sur son trône.
Ne puis me retenir de sourire à tant de félicité purement organique. Vivre son corps est un bienfait du ciel.
— Tu penses qu’on a pu changer le lit, le tapis, les rideaux et, bien entendu, embarquer le cadavre ?
— Pourquoi pas ?
— Crois-tu qu’on ait pris un tel risque de nuit ? Voire au matin ? Ça fait du bruit, il faut une camionnette…
— Descends chez la concierge et demande-lui le nom et l’adresse de la personne qui fait le ménage ici.
Il se lève et sort sans bruit, avec une souplesse harmonieuse de panthère noire. Cher Jérémie ! Ma belle rencontre ! Si vibrant et pudique, si intelligent, si cultivé ! Un ancien balayeur !
A côté, le chieur Béru a provisoirement cessé de s’égosiller et n’émet plus que de brèves onomatopées dues à ses contractions abdominales.
« Les montants du lit étaient matelassés comme ceux-ci, songé-je, mais le matelassage était lisse et ne comportait pas de capitons en losanges.
Attends ! Est-ce que je me berlure ou pas ?
Je promène ma main sur la soie. Mon indécision est grande. J’ai eu un flash, mais déjà l’impression ressentie se dissipe. Je m’efforce de fixer le tapis. Celui-ci est blanc uni. L’autre ne tirait-il pas sur le rose ? A moins que cette coloration ne soit due à la fameuse lampe à la lumière adultérine ?
On roule le cadavre dans le tapis. On démonte le lit, on décroche les rideaux. On embarque le tout. L’escalier, le hall sonore. On ramène un autre tapis, un autre lit ! Non, il a raison, Blanc : ça ne joue pas ! On ne prend pas de pareils risques dans un immeuble cossu ! Et dans quel but, au fait ? Empêcher que ne soit connue et ne se propage la nouvelle de ce meurtre ?
« Que ne t’ai-jeu connue, au temps de ta jeunesseu
Dans un rêveu brûlant j’aurais pu t’emporrter », chante Béru, aux entrailles libérées, et donc disponible.
Je ne sais pas où il pêche ces chansonnettes, le versificateur d’élite. Ça doit remonter loin dans le patrimoine artistique de Saint-Locdu, son pays natal.
Il réapparaît en refermant l’encolure de sa braguette.
— Tu ne tires jamais la chasse après usage, Gros ? m’informé-je.
Il hausse les épaules et retourne accomplir la manœuvre omise en maugréant :
— Ces aristos qui pointillent sur tout, bordel ! Ah ! av’c eux, faut pas s’manquer, qu’aussitôt y vous reprendent ! Si y croivent qu’on en avait une, d’chasse, à la ferme ! Les chiches étaient dans une cabane au fond du jardin, et les noyes d’hiver, quand la cagate vous bichait, on bédolait dans des pots d’chamb’ !
Il revient, m’agresse délibérément :
— Faut p’t-êt’ que j’vais me laver les pognes pour êt’ conforme à Môssieur ?
— Je n’oserais jamais te demander un sacrifice aussi grand !
— C’t’encore heureux. Où est le négro ?
Là, je m’emporte, sans m’être empaqueté :
— Tu nous cours, avec ton racisme primaire ! Pour qui te prends-tu, Sac à graisse ? Jérémie est plus clair que toi car il se lave, lui. Le vrai nègre, c’est tézigue, cradingue comme une poubelle !
Interloqué, il cherche un trait. N’en trouve pas.
— Bon, d’accord : c’t’un blondinet, grince-t-il. Un sou neuf ! un Suédois ! N’en attendant, moi, je vais claper. Quand j’m’ai essoré la bosaille, n’aussitôt ensute, j’ai les crocs ! Si t’aurais b’soin d’moi pour élucider un aut’ cauch’mar, j’s’rai à la Maison Pébroquemuche en début d’aprème.
Il voudrait me gratifier d’un pet avant de partir, histoire de parapher sa rogne. Mais il a beau se pencher de côté et soulever la jambe droite, rien ne lui vient, pas même une obscure promesse, aussi est-ce un homme amoindri qui se retire.
Bon vent [2] Si j’ose dire !
!
Demeuré seul, je quitte la chambre afin de fouinasser dans l’appartement. Je me sais par cœur, aussi interprété-je mon obstination à m’attarder sur les lieux comme la marque de mon instinct flicard. Un confus quelque chose inidentifiable m’incite à occuper le terrain. Je visite tour à tour, le living, puis le bureau, l’autre chambre (dite d’amis) qui ne m’a pas l’air de servir beaucoup ; pour finir je me rends dans la cuisine. Tout est en ordre, impec. Pas le moindre ustensile qui traîne. Ça sent le spray citronné. Dans l’office se trouve une porte de service qui ne doit pas servir beaucoup car elle est blindée, munie de verrous et de serrures de sécurité dont les clés sont absentes. Sans doute débouche-t-elle sur un escalier réservé aux fournisseurs et au personnel de maison. Voilà que j’entreprends cette méchante lourde, tirant les verrous et m’expliquant avec les serrures. Je fais toucher les deux épaules à celle du haut et m’accroupis pour avoir une conversation sérieuse avec celle du bas.
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