Il en convient. Sa blessure le taraude durement.
Aussi gagnons-nous le restaurant chinois de l’hôtel Mandarin pour une bouffe à épisodes, servie par une petite Jaunette au sourire cantharidesque, dont tu boufferais le cul avec des baguettes si le menu était moins copieux.
Le grand Noircicot caresse sa blessure, ou plutôt il la masse en fermant les yeux.
— J’ai eu du pot, dit-il. Quelle secousse ! Il m’a semblé que mon corps explosait.
Je remarque :
— Je crois savoir que tu es catholique, mec, ce qui est rare pour un Sénégalais.
— Et alors ?
— Comment se fait-il qu’étant chrétien, tu portes une amulette sur toi ?
— Deux précautions valent mieux qu’une, répond M. Blanc.
Il mange avec application ses langoustines sur canapés aux graines de sésame (ouvre-toi !).
— Tu as une idée de l’endroit où se trouvent Lassale-Lathuile et sa maîtresse ?
Aussi sanglant que cela puisse paraître, nous n’avons pas parlé une seconde de l’affaire depuis nos retrouvailles. Il semblait si fatigué, Jéjé, si lointain, et moi, de mon côté, j’éprouvais une immense saturation de ce fourbi insensé.
Alors on s’est remis à coexister en causant d’autre chose. Nous avons pris congé d’Henriette, on a grimpé, dans le Boeing des Singapore Airlines et, aussi glanda que ça puisse te paraître, nous avons boquillé des paupières pendant le trajet. A l’arrivée, on s’est laissé happer par la magie de cette ville-Etat, sorte de New York neuf, d’une propreté méticuleuse (exception faite du vieux quartier chinois). J’y habiterais pas, mais elle est bien commode pour faire ses commissions.
M. Blanc églutit d’un coup sec, propre en ordre. Il me paraît plus noir que d’ordinaire, le grand !
Comme je m’attarde dans les flous artistiques, il insiste :
— Hein, où est-il, ton contrôleur ?
Ma pomme de lui désigner le ciel que chatouillent les buildinges de la cité.
— Tu aperçois ce petit nuage qui arrive du sud, Jérémie ? Eh bien il est possible que Lassale-Lathuile et sa sauteuse en fassent partie.
Il s’arrête, ses baguettes en suspens, que tu croirais un chef d’orchestre bègue.
— Veux-tu dire ?
— Oui.
— Qu’ils sont ?
— Oui.
— Morts ?
— Tourgueniev ! fais-je, le sachant lettré.
— Fumée ? me donne-t-il raison.
— Exactement.
— Merde !
— Exactement !
— Mais comment ?
— Honegger ! poursuis-je, le sachant également musicologue.
— Jeanne au bûcher !
— Gagné !
— Comment la chose a-t-elle été possible ?
— Tout est possible au Suey Sing Tong.
— C’est l’organisation qui les a… ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Pour que personne ne puisse raconter la vérité sur l’assassinat mystérieux de Bézaphon II, et surtout pas son meurtrier.
— Parce que c’est Lassale-Lathuile qui ?…
— En effet.
— Comment ?
— Avec l’arbalète qu’il a achetée à Djakarta. Il est un champion incontesté de cette étrange discipline, depuis des années. D’ailleurs, tu as dû remarquer sa collection lorsque nous étions chez lui ?
— C’est un meurtrier ?
— Pire : un tueur !
— Lui ?
— A gages ! Sous sa belle façade de fils de bonne famille et de fonctionnaire d’un certain niveau, il trucide moyennant finances, mon bon. Textuel !
— Comment as-tu découvert cette chose effarante ?
Je lui narre par le détail. D’abord, ma découverte sous la cloche de pierre couronnant le temple de Tankilyora Deshôm. Dans les cavités figurant les yeux du bouddha, j’ai trouvé, d’un côté, une arbalète démontée, mais elle était trop enfoncée pour que je puisse la récupérer, de l’autre, un carquois d’un genre particulier.
— En quoi est-il particulier ? questionne cet esprit curieux.
— Il s’agit d’un carquois thermique, mon chéri.
— Pourquoi thermique ?
— Parce qu’il contenait, tiens-toi bien à tes baguettes, deux flèches faites dans une matière particulière.
— Quelle matière ?
— L’eau.
— Comprends pas, potage-t-il avec ses grosses lèvres mauves semblables à une aubergine coupée en deux dans le sens de la longueur.
— Lassale-Lathuile a tué le sultan avec des flèches de glace !
— Tu déconnes !
— Point du tout, mon matou. Il a fait congeler de la flotte dans un moule résultant de l’empreinte d’une flèche ordinaire. Ensuite, il a placé les flèches ainsi obtenues dans son carquois thermique. En position, bien avant l’arrivée de la foule, au sommet du temple, à l’abri de la cloche, il a eu tout son temps, au cours de la cérémonie, pour viser Bézaphon II et l’énucléer proprement ! Un jeu d’enfant pour un Guillaume Tell de sa force. Avec l’intense chaleur qui régnait, les projectiles de glace ont fondu immédiatement, le temps de la confusion ambiante. Superbe, non ?
— Pourquoi ne pas avoir employé des flèches clas-siques ?
— Deux raisons, à mon avis. Primo, les flèches de glace ne permettent aucune identification postérieure. Secundo, elles corsent le mystère. Pour les autochtones, cette double énucléation sans projectiles tient du miracle. Comme le nouveau sultan était un joyeux loustic réprouvé par le peuple, de là à croire à un châtiment divin, il n’y a qu’un pas qui doit être déjà franchi à l’heure où nous devisons.
Blanc se remet à piocher des denrées consommables dans son bol.
— Ça, c’est chié, approuve-t-il. Pour être chié, c’est chié !
— Son meurtre accompli, il a tranquillement démonté son arbalète et l’a enfouie dans un œil du bouddha ; puis il a également planqué le carquois. Ne lui restait plus qu’à redescendre parmi les assistants en délire.
— Pourquoi dis-tu que Lassale-Lathuile est un tueur professionnel ?
— Ça c’est l’œuvre de Béru, fiston. Le Gros m’a expliqué, au téléphone, qu’il a, après notre départ, vérifié l’emploi du temps du contrôleur au cours des deux dernières années. C’est un vrai chien de chasse, Béru. Il a constaté que ce digne fonctionnaire se déplaçait beaucoup et qu’il se trouvait chaque fois dans une ville où étaient perpétrés d’étranges assassinats.
— A l’arbalète ?
— Oui, mais on ne pouvait songer à cette arme car elle tirait des projectiles divers. Ainsi, à Marseille, le gangster maghrébin Semoul Din Lasar a-t-il été trucidé d’un tournevis en plein cœur, l’outil s’était enfoncé entièrement, manche inclus, dans sa carcasse ! Le légiste s’est perdu en conjectures, comme on dit dans les livres ; mais on réalise très bien à quoi cela correspond quand on est au courant des prouesses de Lassale-Lathuile. En Bretagne, Loïc Le Pinfré, l’indépendantiste, a eu la tête traversée par un harpon destiné à la pêche sous-marine, harpon qu’on avait scié en partie. J’ai d’autres exemples encore… L’arbalète, mon Jérémie ! L’arbalète ! Drôle d’arme pour un tueur à gages professionnel !
— Je vais te dire une chose, murmure M. Blanc, mal remis de sa stupeur : c’est chié ! J’en ai déjà vu des trucs vachement chiés, mais vachement chiés à ce niveau, je crie pouce !
L’accorte serveuse vient changer la théière de Jérémie puis, à ma demande, ma bouteille de Matéus rosé ; non que son contenu soit bouchonné, mais je l’ai absorbé : parler assoiffe. On s’accorde (à piano) un temps mort de récupérance, le Noirpiot and me . D’autant que la tortore chinese faut toujours la manger chaude, voire brûlante, sinon elle fige (et ça la fige mal [18] Si certains de mes calembours te paraissent trop affligeants, mets-les de côté : je les donne à des pauvres cons qu’en font leurs dimanches. San-A .
!).
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