La compagnie se déploie sur l’esplanade ; les porteurs exécutent trois tours des bûchers, tandis que le rythme de la musique s’amplifie à devenir insoutenable. Et puis les catafalques stoppent chacun devant le bûcher dévolu au client qu’ils amènent. Des hommes les escaladent et dégagent les étoffes recouvrant les défunts. Ils se saisissent alors des corps enveloppés dans un linceul blanc, raides et étroits car, en fin de compte, la mort est menue et, ce con de duc de Guise excepté, un homme paraît encore plus foutriquet lorsqu’il a trépassé que quand il est vivant.
On coltine chaque macchabe sur un bûcher et commence une série de rites bizarroïdes consistant à asperger de parfum les dépouilles, à les parsemer de fleurs, à leur délivrer de touchants présents : les derniers.
Juché sur un bout d’échelle, le prêtre vient faire l’ultime toilette des morts. Il commence par le corps de l’homme dont il écarte le suaire. Il verse de l’eau bénite (ou assimilé). La sempiternelle musique continue de retentir à t’en scier les nerfs. Par instants, elle semble faiblir, mais une phase du rituel la relance et elle repart dans l’insoutenable.
— Curieux, non ? murmure Henriette.
— Descends de la voiture, chérie, et va repérer dans la foule les assistants étrangers au pays, en particulier les Blancs, ordonné-je.
Docile, l’étrangleuse de pafs quitte la tire et se fond dans la populace.
Je continue de mater le déroulement des opérations. Maintenant, on en a terminé avec l’homme et on s’occupe de l’épouse. Le cérémonial est identique. Et pourtant, à un moment donné, voilà que ton faramineux Santonio (et je pèse mes termes) ouvre sa bouche grand comme l’entrée du tunnel sous la Manche (côté anglais). Je profite de ce qu’elle bée pour sourire avant de la refermer, comme l’écrivait M. Maurice Schumann dans son livre.
Laissant là toute prudence, je me dévoiture à mon tour. Moi, y en a chien de chasse, que veux-tu ! Je ne peux résister à l’appel de mon dur métier, en comparaison duquel celui d’écailler est de tout repos, malgré le maniement du redoutable couteau à huîtres qu’il implique.
Hardiment, je fends la foule afin de me porter au premier rang et voir le « spectacle » de plus près.
Ayant ardemment regardé, je me prends en tête à tête pour une conférence intime. L’une des plus importantes que j’aie eue à tenir depuis que je trimbale une carte barrée de tricolore contre mon cœur.
Dois-je, ou ne dois-je-t-il pas ?
Faut-il ou ne fauché-je point ?
Cruelle indécision.
J’écoute, dans la coquille creuse de ma mémoire, la voix du Vieux, hier, au bigophone, quand il me disait :
« — Pas de vagues, mon petit. Il vaudrait mieux solutionner cela d’une manière radicale mais discrète, si je me fais bien comprendre ? Une telle affaire, si elle éclatait au grand jour, ferait trop de bruit. C’est la France qui en pâtirait, Antoine, vous le comprenez bien, n’est-ce pas ? »
Et moi de bredouiller en comprimant mes rancœurs :
« — Qu’entendez-vous par « solutionner cela d’une manière radicale », monsieur le directeur ? »
Son silence dans lequel défilaient des points d’exclamation, comme une cohorte de petits soldats de plomb !
« — Mon cher, il est des réponses qu’on ne peut décemment articuler. »
Joli, non ?
Et puis nous avons raccroché presque simultanément, mais tout de même, lui le premier, m’a-t-il semblé. Et à présent que j’ai vu, à présent que je sais, le doute me vient encore, bien qu’il n’ait plus de raison d’être. Faire quoi ? Me précipiter, théâtral ? Haranguer la foule ? Inter-rompre cette cruelle cérémonie-spectacle ? Créer l’incident ? Ne sois pas con toute ta vie, Antoine. Essaie de marcher au pas, de temps à autre, pour aller plus sûrement vers tes vieux jours ! Et puis, surtout, il y a mieux à faire.
Au pied du bûcher, je me détrancane la matière grise. « Si la fille qui croyait parler à un dénommé Billy, hier, à l’hôtel, lui a conseillé de venir assister à cette double crémation, c’est qu’elle comptait y participer elle-même, non ? De toute façon, on peut penser que, selon toute logique, quelqu’un du Suey Sing Tong est présent à « la fiesta ». Ne serait-ce que pour vérifier que tout se passe au poil. Le quelqu’un est, sans aucun doute possible, en train de m’observer. Il a, à cet instant, l’œil rivé à moi. Je sens d’ailleurs l’intensité de ce regard sur ma nuque. Alors, tu sais quoi, Tonio ? Tu vas te retourner brusquement. L’éclair ! Et, en une fraction de seconde, il te faudra repérer qui t’observe, pas laisser le temps à l’intéressé de déporter ses yeux. Putain, si je disposais au moins d’un petit miroir, je m’en servirais comme périscope. Tu y es, Antoine ? Go !
Je volte d’un bloc. Si promptement que la langue préhensile du caméléon gobant une mouche pourrait passer pour un trombone à coulisse, en comparaison.
« Elle » est là, à trois rangs, pile devant moi. Au côté d’un gros Chinois adipeux (a dit peu, mais a pense beaucoup !). Une rousse coiffée serré malgré l’échevelure naturelle de ses crins. Queue-de-bourrin, tu vois ? Nouée par un ruban. Pantalon blanc, corsage jaune. The sun ! Kif si je me trouvais en état second, je marche droit à elle.
— Bonjour, lui lancé-je, farceur.
Elle a récupéré de sa surprise et, pour lors, la feint :
— Monsieur ?
— Je suppose que vous espériez me trouver ici, dis-je.
— Mais, monsieur…
— En constatant votre erreur, hier, vous avez dû en déduire que, puisque je n’étais pas Billy, j’étais moi-même, non ?
Je viens de la choper par le bras. Elle agite violemment son aile afin de se dégager. Mais l’étreinte santoniaise, pardon, t’as plus vite fait de te libérer d’une camisole de force !
Son compagnon intervient.
— Lâchez mon amie, il ordonne (de culasse [17] San-Antonio, distrait, voulait écrire, au lieu de « il ordonne », « enjoint », ce qui eût justifié l’adjonction parenthésée de « de culasse ».
).
Mais mézigue, j’en ai plein les bottillons de cette équipe.
— Moule-moi, figure de courge. Quand c’est plus l’heure, il faut raccrocher les rapières au portemanteau !
Je poursuis, m’adressant à la fille :
— Une supposition, poupée : je m’élance jusqu’au bûcher de droite, je tire un pain dans la gueule du prêtre, j’écarte les plis du linceul et montre à la foule que la dame qui va cramer est une Blanche, blonde comme les blés. Tu vois d’ici la réac de ces gens ?
Putain, que m’arrive-t-il ? Le gros Chinois a sorti un stylet de sa fouille, dont il fait jaillir la lame du pouce. Le déclic qui m’a alerté. Moi, prompt comme tout ce que tu voudras, j’amorce une esquive et lui biche le poignet. Il donne une secousse pour se dégager, réaction à laquelle je m’attends. Au lieu de lui opposer une résistance, j’accompagne son geste. Dès lors, son bras mollit. Je le lui remonte en arc de cercle et dans le mouvement, sa foutue lame se plante dans son aine. Pas profondément, mais comme ces gens du Suey travaillent au curare, l’égratignure suffit pour l’envoyer à dache. Il y part rapidos, dirait mon cher Antoine Decaune, qui en dira bien d’autres, j’aime autant te prévenir !
Le gros Chinetoque fait une bouche rectangulaire comme une boîte à dominos, son regard débride, il fléchit et coule sur soi-même, telle une bougie. Nase ! De profundis ! Il pratique avec une telle discrétion que les spectateurs ne s’en aperçoivent même pas. Ils ont mobilisé toute leur attention sur le premier bûcher qu’on vient d’allumer. Pour commencer, en fourrant un tampon imbibé d’essence au creux du bois, puis en braquant sur ce début de brasier la lance du tuyau. Dès lors, ça se met à cramer haut et fort ! Des flammes joyeuses s’élèvent. Que ce soit pour un feu de cheminée ou une crémation, les flammes sont toujours gaies. Vivifiantes, elles qui anéantissent si bien. Oui, vivifiantes parce que purificatrices. Ça détruit les saloperies, sais-tu ? Et Dieu que les hommes en font partie, les pauvres ! Elles anéantissent tout avec la même verve : les chalets pimpants, comme les charognes odieuses. Pour commencer, elles se dressent vers les montants du dais et encrament la décoration de papier gaufré : vraoufff !
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