— Belle femme, n’est-ce pas ? sourit Delagrosse qui ne doit pas cracher sur une chatte, sauf pour faciliter la pénétration de son goumi fantasque.
— Après vous s’il en reste, je ricane.
On se prend congé, l’Excellence et nous.
— A bientôt !
— A très vite !
— Merci encore !
— Y a Pasqua !
Les deux petits coopérants peuvent s’évacuer également : si on a besoin d’un autre coup de main, on les préviendra ! Notre beau monde se trisse. Jérémie bâille.
— T’as sommeil, Bronzé ?
— J’attendrai la nuit d’ici ! assure le Suédois en négatif.
— Bon, je monte dans la chambre du couple pour une exploration express. Leur piaule, c’est le 2062 ; si d’aventure tu les vois rabattre sur les ascenseurs après le thé, téléphone-moi depuis l’un des postes destinés aux communications intérieures, il y en a un peu partout.
En quelques secondes je parviens devant l’apparte de mon contrôleur. Manche que je suis ! J’ai oublié que les lourdes s’ouvrent avec des cartes magnétiques. Alors là, je suis piqué ! Va falloir réviser mon sésame. L’adapter aux circonstances modernes. Si je n’étais pas brouillé avec Mathias, le damné Rouquemoute, promu chef du labo, je lui demanderais de mettre au point un bidule adéquat. Mais ce sale con, j’aimerais mieux crever avec la gueule et l’oignon pleins de piments rouges plutôt que de lui demander un service !
Juste que je vais renoncer, je perçois un glissement. C’est un serveur qui renouvelle les fruits dans les chambres. Il pousse un chariot aux roues caoutchoutées.
Je fais mine d’explorer mes vagues, puis je m’adresse à lui en anglais :
— J’ai oublié ma fiche magnétique à l’intérieur, vous pouvez m’ouvrir ?
Je lui montre rapidos la brème d’hôtel qui m’a été remise, sans lui laisser le temps d’en lire le numéro. Puis je tire un billet vert de mon gousset. Cinq dollars ! Je me fous pas de sa gueule !
Le gusman moule sa charrette fantôme et me dépone la lourde avec une complaisance ponctuée d’un de ces sourires dont les Asiatiques ont le secret.
Plouf ! Adios, Mister Lincoln ! Une tape complémentaire dans le dos du serveur (large d’une quinzaine de centimètres) et je pénètre chez Lassale-Lathuile.
Son territoire est beaucoup plus restreint que le mien, puisqu’il ne se compose que d’une entrée, d’une grande chambre et d’une salle de bains.
Je vais droit aux tables de chevet ! Des médicaments, de l’argent français (peu), des clés (également made in France), des billets d’avion (leur retour pour Paris prévu pour le 24, alors que nous sommes le 12). Deux livres : Orange amère , de Didier Van Cauwelaert (de l’Académie française par contumace), et Le démon de Minuit , d’Hervé Bazin (de l’Académie Goncourt par vocation), ce qui indique que les occupants du 2062 ont bon goût.
Sur ma lancée, je fonce à la penderie. La dame dispose d’une somptueuse garde-robe que je vais pas t’énumérer ici. Lucien, lui, a une fringuerie plus réduite, mais de bon ton (ou de bon thon, comme disent les morues).
Avisant leurs valoches empilées, je me hâte de les explorer, bien — qu’elles soient censées être vides. Mais juste comme je déboucle la première, le bigophone retentit. Va falloir me remuer le fion : sûr et certain qu’ils se pointent, les deux tourtereaux. Un réflexe m’amène à décrocher. Je n’obtiens pas l’organe chaleureux de Jérémie, mais une voix de femme, probablement indonésienne, qui lance en nasillant (et en anglais, ce qui n’est pas incompatible) :
— Hello, Louchien ? (pour Lucien).
— Yes ?
— I’m Loly !
— Hello, Loly !
— Juste pour vous dire que votre voyage est arrangé : vous partirez un jour plus tôt.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire lundi prochain au lieu de mardi.
— O.K. !
— On vous a livré l’objet ?
— Ce matin, fais-je, très inspiré.
— Parfait. Je vous fais porter vos billets et la réservation d’hôtel.
— Magnifique !
— So long !
— A bientôt !
On raccroche.
Je retourne aux valises. La seconde me semble lourde.
Elle contient effectivement un gros paquet. Il a été défait, puis refait sommairement, sans qu’on renoue la ficelle. Il contient une arbalète ancienne de toute beauté, dont la ferrure est damasquinée et le fût taillé dans un bois précieux sculpté sur les parties latérales. La corde figure encore et me semble avoir été confectionnée avec du boyau de chat, comme le cordage des bonnes raquettes.
Il me revient alors d’avoir aperçu une collection de cette arme moyenâgeuse dans le salon des Lassale-Lathuile, à Paris. Le hobby de mon cher contrôleur, probable. A peine arrivé, il s’empresse d’acquérir une pièce rare pour enrichir son petit musée. Est-ce là la réaction d’un bonhomme qui a assassiné sa femme ? Réponse : pas tellement. Avec l’arme, se trouve un carquois (d’origine, lui aussi, je suppose) en cuir ouvragé. Il contient encore deux flèches qu’il vaudrait mieux ne pas prendre dans les miches, à voir leur pointe effilée. Elles aussi sont en bois dur. Dur comme de l’acier !
Je remets ce fourbi en place. La troisième valoche est totalement vide.
Nouvelle sonnerie du biniouf. Je décroche.
— On vient ! annonce le Noirpiot !
Tu verrais ce petit nuage tournicotant que je laisse derrière mes talons. Je largue la chambre, claque la lourde, cavale plus loin que les ascenseurs, jusqu’à la porte de secours.
M. Blanc, chose rarissime, est en plein gringue avec une dame lorsque j’atterris dans le hall. Ils se tiennent sagement assis sur une banquette et discutent en se souriant, les yeux dans les yeux. Lui a sa main droite posée sur le velours du siège et la dame sa main gauche. J’enregistre l’aimable manège de leurs doigts en train de faire connaissance. Adorable ! La personne du sexe est ricaine. Elle a dépassé la cinquantaine sans crier gare, ce qui ne l’empêche pas d’être roulée de first . Elle a les cheveux bleus comme un paquet de gauloises ordinaire, un rouge à lèvres mauve et du rose à joues violet foncé. L’ensemble est insolite, mais la dame étant sympa, on se porte acquéreur.
Etant homme de bonne tenue, je laisse ces tourtereaux à leur prise de contact et vais m’affaler dans un fauteuil proche. La fatigue du voyage me brûle les paupières. Je pense à la mousmé de Lassale-Lathuile : elle m’a court-juté la glanderie et, franchement, je me la tirerais avec fougue si l’occasion m’en était fournie. Je suppose que Jérémie est dans les mêmes dispositions physiques, c’est pourquoi il fait du contrecarre à sa douce Ramadé, lui d’un tempérament si fidèle.
Au bout d’un instant de marivaudage sur banquette, M. Blanc décide d’abandonner les figures imposées pour aller se livrer à des figures libres en lieu clos. Son gros regard en boules de billard m’interroge.
« Puis-je m’absenter une heure ? » demande-t-il.
« Et comment ! » lui répond le mien, tout aussi éloquent malgré l’assoupissement qui m’empare.
Alors, le Bronzé se lève, tend galamment son bras à la quinquagénaire et l’emporte en direction des ascenseurs.
Veinard ! Et veinarde ! Avec le chibraque que se col-tine môssieur l’Assombri, elle risque de ne pas s’embêter, la mère ! Elle jouerait à saute-mouton avec l’obélisque de la Concorde, sa cramouillette ne prendrait pas davantage de risques !
Lorsqu’ils ont disparu, une profonde tristesse me point. Je décide que, si je n’ai pas l’opportunité de me dégorger le Marius, autant roupiller. Je sais que Lassale-Lathuile va quitter Djakarta lundi prochain. D’ici là il est peu probable qu’il entreprenne des trucs notoires. A vrai dire, je commence à regretter l’élan qui m’a incité à le courser jusqu’en Indonésie. Tout laisse à croire qu’il est ici en voyage de noces adultérines, si tu me passes l’expression (et si tu ne me la passes pas, je te la passe outre !). En fait, il se conduit en amoureux avec la fausse Mme sa dame. Un peu de tourisme et beaucoup d’hôtel ! Sait-il seulement qu’il est veuf ?
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