« J’avais eu le bonheur de rencontrer une femme merveilleuse : Joan. Lorsque je l’ai connue, elle était mariée à un sénateur âgé avec lequel elle s’ennuyait. Nous deux, ça a été le coup de foudre. Elle a quitté son vieux bonhomme pour me suivre. Au début, elle ignorait tout de mes activités, mais progressivement, elle a compris que celles-ci étaient « particulières ». Alors je l’ai initiée. C’était… comment vous dire ça, une aventurière. Une vraie, dans l’âme. Loin d’être effrayée, elle s’est montrée ravie et a insisté pour m’assister dans mon travail. Une fille époustouflante. Et maintenant, elle est morte, tuée par mon propre frère ! »
Une larme coule de son œil encore valide. Il ne la sent pas.
Sauveur s’est éloigné pour pisser. Il est écœuré.
— Complètement jobastre ! ronchonne-t-il. Siphonné à mort.
Il sent que sa vengeance lui échappe. On n’abat pas un demeuré.
— Tu crois pas qu’il nous chambre ? me demande-t-il en balançant une louise consécutive à sa miction. Et si c’était de la frime, flic ? La grande scène du demeuré ? Ce charognard est capable de tout. Suppose qu’il nous la fasse au reprentir ? Il s’affale, chique les lamentables : Dieu, le remords, tout le roman rose. Il se dit qu’après sa confession pathétique, on n’aura pas beau schpile pour le mettre en l’air ; que le cœur n’y sera plus.
C’est justement la question qui me tourmente. Jamais je n’ai rencontré une conjoncture aussi ambiguë. Avons-nous affaire à un formidable comédien qui, voyant la situation perdue, joue son va-tout ?
Clay repart, toujours de ce même débit sirupeux :
— J’étais heureux, tout fonctionnait à merveille. Jusqu’au jours où il s’est produit au Cartel cette damnée bavure…
— Quelle bavure, Clay ?
— Je dois vous dire qu’une fois par mois, il y avait une conférence d’état-major au Cartel. Les chefs de section, nous nous réunissions dans un bureau de Manhattan. Nous étions cinq. Le vieux Ray Strong écoutait nos critiques et nous donnait des instructions. Il tenait à ces petits séminaires afin, disait-il, de maintenir « l’esprit de corps », comme dans l’armée ! Lors de ces entretiens, nous nous trouvions en liaison phonique avec le bureau d’un des grands patrons dont nous ne connaissions ni le nom ni le visage, mais seulement la voix, car il lui arrivait d’intervenir au cours de nos discussions pour trancher un différend ou encore lancer un avertissement. Lorsque la réunion était terminée, Strong nous quittait et nous prenions un verre.
« Voici quelques mois, il s’est produit une fausse manœuvre : la phonie est restée branchée et nous avons entendu, par la force des choses, une conversation ultra-secrète que tenaient « les huiles lourdes », comme nous les appelons. Ce qui s’y est dit était d’une gravité extrême ; plus encore que cela, même. Quelque chose d’indicible ! Nous écoutions sans dire un mot, abasourdis. Brusquement, la porte s’est ouverte, Strong est entré, il a écouté un instant, nous a regardés et il est reparti aussi brusquement qu’il était venu.
« De toute évidence, il avait dû repenser à la phonie en cours de conversation et venait vérifier que nous entendions bien ce qui se disait dans le saint des saints. L’ayant constaté, il est allé prévenir « les huiles ». J’ai tout de suite pigé que nous allions devoir payer cher cette indiscrétion involontaire. Effectivement, peu de temps après, un bon copain à moi qui faisait partie de ma bande, avant mon arrivée au Cartel Noir et qui touche de très près Ray Strong, m’a averti que l’organisation avait décidé un énorme chamboulement chez les chefs de section. J’ai compris ce que ça voulait dire : nous étions condamnés à mort, tous les cinq. On allait nous exécuter pour avoir surpris un secret que nous n’aurions jamais dû connaître. »
— Vous éliminer n’était pas suffisant. Vous auriez pu parler de la chose à d’autres personnes, ne serait-ce qu’à vos compagnes ? objecté-je avec mon cartésianisme français.
— Quand on est digne d’appartenir au Cartel Noir, un secret pareil on n’en parle à personne. Les « huiles » le savent.
Il se tait, sa tête dodeline, puis part en avant et il tombe lentement, la face dans la caillasse.
Je vais pour le relever. Sauveur s’écrie :
— Gaffe, flic ! Gaffe !
— A quoi ? demandé-je.
— Ce type, il aurait sa tête coupée, placée entre ses jambes, je me méfierais encore de lui !
Il s’approche, le pistolet braqué sur Clay.
— Si tu m’entends, fait-il à Irving, sache qu’au plus petit mouvement pas catholique, je fais exploser ce qui te reste de tête.
Mais Clay paraît authentiquement évanoui.
On attend ainsi, sans bouger.
A l’entrée du défilé, Brigitte me crie :
— Je dois replier la couverture ?
— Encore deux minutes ! lancé-je, et je suis complètement à vous !
— Dis, on ne va pas rester commako jusqu’à la Saint-Trou ! gronde Sauveur. J’aime bien rigoler, mais là c’est plus tenable.
Du pied, il retourne Irving Clay sur le dos. On a un haut-le-corps devant ce visage supplicié. La bouche est grande ouverte, les lèvres retroussées. Son œil amoché semble vouloir sortir de sa cavité.
Un sale pressentiment me point. Je pose ma main sur son cou pour palper l’artère jugulaire : rien ne bat plus ! Je touche sa poitrine par acquit de conscience : rien non plus de ce côté ! Fermé pour cause de décès.
— Eh bien, tu as réalisé ton vœu, fais-je à Sauveur : tu l’auras tout de même buté. Il a dû faire une hémorragie cérébrale à la suite de ton coup de crosse. Après un passage semi-comateux, il a rendu sa belle âme à Dieu. Son papa pasteur doit être content : il aura eu le temps de regretter ses forfaits avant de crever, voire d’en expier une partie. C’est beau, c’est moral ; tu la raconteras à tes petits-enfants, plus tard.
Il est tout benêt, le Turc. Comme si, au temps de sa carambouille voiturière, on lui avait refilé une Mercedes 500 sans son moteur.
— Merde, soupire-t-il, ça finit connement. J’avais pas imaginé que les choses tourneraient de cette manière !
— Toujours l’inattendu arrive, récité-je.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiète-t-il.
— Pendant que tu vas réciter des prières pour sa paix éternelle, moi je vais finir Mrs. Simpson, c’est l’honneur de la France qui est en jeu !
ET CE FUT LE CINQUIEME MEURTRE
Après, c’est devenu autre chose.
De tout à fait différent .
Mais que je te raconte …
On survole la Californie qu’arrose un soleil à tout casser. Carte postale, vue aérienne. Le Pacifique d’un bleu presque noir à l’horizon, le ciel d’un bleu presque blanc vers les confins. Des alignées de palmiers le long des routes, des maisons « plein-la-vue », avec des pis-cailles aux formes tarabiscotées, des buildings blancs, des autos dont les chromes luisent comme des bancs de petits poissons. Voilà la photo intégrale. T’ajoutes des plages criblées de taches de couleurs vives (les maillots de ces dames ricaines) et c’est comme si tu y étais. T’as plus qu’à virer ce que tu voudras à mon C.C.P. pour me remercier de t’avoir épargné le voyage et on sera quittes.
La Simpson, honnêtement, je veux pas me vanter, mais je peux te garantir qu’elle en a pris plein les baguettes. Un coup géant ! J’ai déployé toutes mes ressources et ça fait beaucoup. Elle pilote avec lassitude. Des cernes de reconnaissance sous les lampions, la viande comblée.
A un moment, sa main quitte le manche de l’hélico pour flatter le mien, comme on caresse l’encolure du gail qui vient de remporter le Prix de Diane.
Читать дальше