— Probable, mais je ne sais rien de rien, fiston. La mère Martha était morte, la Nancy vendait son gros cul à Denver ; des nouvelles de Jess, je pouvais plus guère en obtenir.
Bon, rendons-nous à l’évidence : la mine de renseignements que constitue Ben est épuisée. Mais pas lui ! Le pompier de Bon œil !
Quand on a eu bouffé, nous avons porté nos valoches dans deux chambres assez proprettes, meublées de pitchpin. Après quoi, on s’est mis à musarder dans la petite ville.
— Tu tiens tant que ça à baiser la bonniche ? m’a demandé Jérémie à brûle-pourpoint.
Me suis abstenu de rétorquer. Quelque chose d’indéfinissable me retenait dans ce patelin. Je sentais qu’ici se trouvait, non pas la solution de l’énigme, mais l’extrémité du fil dont il fallait se saisir pour s’y laisser conduire.
Chemin allant, nous avons atterri devant la maison vaguement coloniale qu’avait occupée jadis le docteur Golstein, père présomptif des jumeaux Woaf. Elle était effectivement située près du stade de baise-balle et on avait dû pas mal la bricoler depuis que le médecin l’avait habitée. Des constructions modernes, bâties en additif, la défiguraient maintenant et lui avaient fait abdiquer son cachet initial. Elle était devenue une espèce d’institution privée destinée à des jeunes filles de la bonne société lyonsaise. Un jardinier chenu tondait la pelouse. Sans avoir l’âge du vieux Ben, il devait tout de même charrier un tas de carats dans ses os.
J’ai attendu qu’il stoppe le moulin de sa machine infernale pour changer le sac de plastique servant à recueillir l’herbe coupée. Je l’ai abordé gaiement. Il était colored sur les bords, avec un œil qui contemplait le Mont-Saint-Michel, tandis que l’autre cherchait à percevoir le temps qu’il pouvait faire sur Rennes.
— Belle maison ! lui ai-je affirmé en montrant la façade à colonnes.
Il a ri jaune, because ses chailles malmenées par les chiques de tabac.
— Si vous l’aviez vue autrefois, elle en jetait davantage !
— Vous l’avez connue à cette époque ?
— Et comment ! J’amenais mes petites amies dans le parc, après les matchs de base-ball.
— Le propriétaire n’était-il pas un médecin allemand réfugié aux States pendant la guerre ?
Il secoue négativement la tête, puis paraît réfléchir.
— Vous voulez parler de Sigmund Golstein ?
— Un nom comme ça, oui.
— Oh ! lui, il n’a jamais été propriétaire. Il n’était que locataire, et encore pas longtemps ! Deux ans à peine. Il vivait là avec sa sœur et ils se sont suicidés tous les deux, je me rappelle. Des drôles de gens.
— Je me suis laissé dire qu’il avait engrossé une fille d’ici ?
— La Martha ?
— Peut-être bien, oui.
Le jardinier adopte une expression prudente.
— On n’a pas compris grand-chose à cette histoire ; faut dire que la Martha était aussi pincecornée que le docteur.
— Vous l’avez connu, Golstein, vous ?
— De vue. A l’époque je travaillais à la mine comme les trois quarts des hommes d’ici.
— Elle habitait où, Martha ?
Il désigne un point de l’espace.
— Faut repasser devant le stade, prendre le deuxième chemin à main droite et marcher jusqu’à ce que vous trouviez un groupe de maisons de bois qui toutes sont peintes en vert, à l’exception d’une seule qui est mauve à vous en faire grincer des dents. La mauve, bien sûr, c’était celle de Martha.
— Pourquoi « bien sûr » ?
— Parce que cette femme-là, elle pouvait rien faire comme tout le monde, monsieur. Pincecornée, je vous dis.
Il hoche la tête.
— Il y a des gens qui ne savent pas trop comment attraper leur vie. Ils ont partout l’air d’être en exil, même au sein de leur foyer, et peut-être là davantage qu’ailleurs.
Je le quitte sur cette brillante considération.
— Nous avons toujours appris le prénom du toubib juif, réfléchit Jérémie : Sigmund, comme Freud.
* * *
Elle diffère des autres maisons pas seulement par sa couleur, la crèche des Woaf ; elle a un côté plume-dans-le-toit, chalet-coucou, assez farfadingue. On sent que sa propriétaire n’a eu de cesse de la « particulariser » en « l’ornant » de têtes de caribous (de ficelle) naturalisées, d’écussons taillés dans de grosses écorces, de trophées indiens et autres gracieusetés hautement décoratives… Manque plus qu’un vieux Sioux à plumes sur le perron de planches, à fumer son calumet bourré de Early Morning odorant. Malgré tout, la taule tourne masure, à rester inoccupée. Comme dans tous les coins du monde, les gamins de l’endroit ont lapidé les fenêtres et t’as des bouts de rideaux qui te font « adios » à travers les carreaux brisés.
— Bien entendu, tu vas entrer ? fait M. Blanc.
— Bien entendu.
— T’es chié !
— Pas mal. Et toi ?
Je biche mon sésame. International ! Il emploie le langage de toutes les serrures. J’aimerais que les autorités ricaines me laissent bricoler la lourde de Fort Knox pour voir s’il parviendrait à la convaincre.
Nous pénétrons dans ce logis mort. Une âcre senteur de plantes odoriférantes séchées nous assaille l’olfactif. Y en a des pleins bocaux sur des étagères, de pleines coupes sur les meubles. Devait s’embaumer, Martha. Oui : une femme pas ordinaire. Elle prenait de la queue mais ne voulait pas « voir » les hommes qui la fourraient ! Alors elle avait, toute gamine, réinventé la lonche à la Duc d’Aumale. Elle s’est laissé mettre des « jumeaux » programmés par un vieux toubib allemand exilé ; il devait convenir à sa nature « originale », ce type qui avait échappé aux rets nazis. Quelque part, ils se trouvaient sur une même longueur d’onde, la sauvageonne et le docteur Mabuse. La connivence fonctionnait bien entre eux. Inexorable, la question me vient : « Pourquoi diantre ces jumeaux de merde ressemblaient-ils à Alexandre-Benoît Bérurier, natif de Saint-Locdu-le-Vieux, au cœur de la grasse Normandie ? »
La cheminée avec une crémaillère, comme dans nos anciennes fermes. Des cendres encore. L’émotion ! Un vieux fauteuil à bascule devant l’âtre, garni d’un coussin extra-plat, usé, taché, auréolé d’humidité. Je devine que, sur la fin de sa vie, Martha s’asseyait là et balançait son passé médiocre en regardant la danse du feu.
Elle s’écoutait finir, la vieille, remâchant ses folies d’antan. Avec une curieuse ferveur, je prends place sur le siège et contemple le foyer éteint. Imprime au fauteuil un léger balancement. Le balancement, c’est la marque de la déraison. Je revois les fous de l’asile partant d’un pied sur l’autre. Un coup en avant, un coup en arrière. Ça correspond à quoi, ce mouvement pendulaire ? Ombre et lumière ? Démence et raison ? Avance et reculade ? Le bien, le mal ? La vie, la mort ? Ma bite, ton cul ?
Jérémie, moins sentimental, explore le logis de son allure féline. Tantôt il a une démarche de basketteur ricain, tantôt un déplacement de puma, selon les lieux, les heures de la journée.
Martha se faisait étinceler la chatte à sa manière, se servant de ses partenaires comme de godemichets, dans le fond. Et puis surgit Golstein… Des jumeaux « annoncés » dès la conception ! Le toubib lui file assez de blé pour qu’elle puisse acquérir cette maisonnette et cesser de travailler en attendant ses couches. Avant leur naissance, le bizarre géniteur se suicide. Comme soucieuse de donner un père aux enfants qu’elle va mettre au monde, Martha épouse alors un castrat à moitié demeuré. Il lui donnera son nom et lui foutra la paix au plumard.
Tranquille sur ce point, la voilà qui pond bravement DEUX BÉRURIER ! Elle ne s’occupera guère de leur éducation et ils tourneront saltimbanques douteux, les frères Catastrophe. Par la suite, un deuxième événement se produit dans sa vie sexuelle et (qui sait ?) sentimentale : la rencontre d’un prédicateur noir qui lui plombe un lardon en bonne et due forme. Du Steinbeck ! La fille tard venue n’est pas mieux éduquée que ses frangins et se fait pute ! La boucle est bouclée. Le temps s’écoule ; Martha enterre son époux bidon et vit la tragédie du cirque qui fait que Caïn bute aux trois quarts Abel.
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