Et sais-tu ce qu’il m’a répondu cet antiécologiste :
« — Je m’en fous, j’aime pas le poisson ! »
Sont-ce des arguments à sortir, ça ?
Mais enfin, quoi, un soldat est fait pour obéir ; ça l’aide, plus tard, à devenir un bon époux.
Je considère avec remords et apitoiement ces espèces inconnues de moi que je suis venu massacrer. Et pourquoi ? Pour neutraliser un malheureux sous-marin soviétique ! Est-il affecté par l’explosion, seulement ? Suppose qu’il n’ait existé que dans l’imaginaire du demeuré des Bérurier ? Ou bien qu’il se trouve à l’autre extrémité du lac ?
Mais j’ai tort de me chancetiquer la conscience. De loin, je distingue une grosse masse verte, ovoïde, qui affleure la surface du Nikitajärvi. On dirait un énorme cigare verde . Il produit des bulles de toutes parts. J’aperçois, au bout d’un moment, deux silhouettes noires qui s’en dégagent et se mettent à nager en direction de la rive.
Gagné !
Moi, San-Antonio, moi tout seul, j’ai détruit un sous-marin !
Le temps est de plus en plus couvert quand je fais retour au ponton de tonton. Je coupe les gaz à longue distance et regagne la terre ferme (comme on dit puis quand on est un romancier qui se casse pas le cul) à force de rames (comme dit encore le même romancier).
Enfin, voici le ponton. M’amarre au pilier le plus proche de la berge. Juste que j’achève, une voix rogue lance en allemand :
— Lève les bras, salaud !
Je me redresse et aperçois Uhro qui me braque avec son fusil à balles ! L’air plus que pas commode !
— Je sentais que tu manigançais quelque chose, ajoute-t-il. Tu sais ce que je vais faire, fils de pute ? T’éclater la gueule dans cette barque, et ensuite je préviendrai la police, ainsi ils sauront que c’est toi qui as saccagé les espèces uniques du Nikitajärvi.
Il avance d’un pas sur le ponton et épaule son flingue. Le canon de l’arme est à un mètre de ma belle physionomie avenante, tu juges les dégâts qui consécuteront de la pression de son vieil index noueux sur la détente ?
Bibi, ni une ni deux, je me ramasse sur moi-même, saute à la verticale, empoigne d’une main le canon du fusil et tire à moi de toutes mes forces. Le coup part sous mon aisselle, me brûlant la cavité placée à la jonction du bras et de l’épaule. Mais c’est pas grave, docteur, occupez-vous de l’autre !
Pour le moustachu, y a comme un défaut. En tirant sur le flingue qu’il épaulait, je l’ai déséquilibré et il a chu du ponton (mon ponton nos voleurs) tête la première. Sa margoule cogne sur la carène de l’Evinrude, d’où elle glisse dare-dare pour s’embrocher sur la gaffe d’amarrage. Finie, la marrade ! Le gros crochet rouillé lui a pénétré par le nez et s’est enfoncé d’une dizaine de centimètres centigrades dans la calbombe.
Mais dis voir, comme on dit sur la Côte du même nom, il est canné, le garde ! Raidoche complet ! En tout cas, il n’a pas souffert, tout s’est passé si vite ! Je le regarde, affalé dans sa barque, si vieux, si triste. La tuile ! Putain d’elle, cette béchamel ! Tout carburait si parfaitement bien !
J’attends. Toujours prendre la mesure de la situation avant d’agir, se méfier des élans spontanés. Ils ont parfois du bon, mais plus souvent, ils font grimper le niveau de la merde.
Je mate la maison, voir si Kitège a perçu la détonation. Aucune lumière n’apparaît dans la façade, porte et volets demeurent clos.
Je retire mon futal, mes tartines et mes chaussettes, et les dépose sur le ponton. Ensuite je me rends à l’avant de la barque. Poids et haltères, mon mec ! Heureusement qu’il y a des poignées à chaque extrémité du bloc de béton servant de stabilisateur au canot. En ahanant (cependant que j’ahane, à mon blé que je vanne, à la lueur du jour), je coltine le bloc jusqu’à la berge. « Tchlaofff ! » fait-il en tombant sur le sol visqueux, car il est russe.
Mouvements respiratoires de l’Antonio chéri, afin de récupérer de son effort. J’suis pas hongrois, moi, des poids commak, c’est pas ma tasse de thé.
Nouvelle méditation de l’athlète.
Nouvelle décision. Tout en m’accommodant de la présence du cadavre, je relance le moteur. Il tourne doucettement sur le neutre. Alors je désamarre la barque, la drive au ralenti jusqu’à l’extrémité du ponton, place sa proue en plein dans la direction du grand large et mets pleins gaz.
En même temps, je saute à la baille. Rate mon amerrissage et mon panard droit ripe presque jusqu’à l’hélice du hors-bord. Je sens le brassage dangereux du moulin. Il s’en est fallu d’un poil que je me fasse sectionner une guitare ou un pinceau.
Quand j’ai reconquis mon assiette, la barque jaune est déjà loin, qui pique vers les grandes étendues liquides.
Elle a un vrai sommeil de jeune fille, avec des moiteurs de nid, un souffle infiniment paisible et une expression si innocente que j’ai envie de me mettre à genoux pour réciter un pater et un ave. Je m’agenouille en effet, pas pour prier comme je le devrais, mais pour couler ma main sous les draps jusqu’à sa chatte. C’est doux, c’est tiède, c’est immérité.
Elle sursaute, se dresse sur un coude.
— Ne vous affolez pas, mon cœur, c’est moi.
— Mais, et mon oncle ? se prend-elle à redouter.
— Soyez sans inquiétude, ma chérie : il vient de partir avec son bateau.
— Vous êtes sûr ?
— Je l’ai vu. Nous devrions mettre son absence à profit pour nous en aller, ainsi nous éviterions une scène pénible.
Mon argument lui paraît valable.
— Hâtons-nous, la pressé-je, je vois que vos bagages sont prêts.
— Je ne me suis pas couchée avant qu’ils ne le soient. Je vous demande dix minutes pour me préparer et écrire un mot gentil à mon oncle.
— Voilà qui est bien.
La barque jaune a disparu. Qui donc m’a prétendu qu’un bateau qui marche sans pilote se met à tourner en rond ?
QUATRIÈME PARTIE
LE RETOUR
Moi, les Finlandais, y a quelque chose qui m’échappe concernant leur code routier. Il t’oblige à rouler à 80 km/h sur des routes larges, rectilignes et à peine fréquentées, et d’y circuler tes lanternes allumées alors qu’il fait soleil même la nuit.
Cela dit, je veux bien y souscrire partiellement, en laissant briller mes calbombes, mais pour ce qui de la vitesse, tu permets, Totor ? A cent quarante je déferle sur l’asphalte finnoise. C’est d’autant moins risqué que depuis que je me déplace dans ce bioutifoul pays, je n’ai pas encore croisé un seul drauper, qu’il soit à pince, à bidet ou à moto.
Et, franchement, j’ai de bonnes raisons d’appuyer sur la pédale. J’aime pas laisser un mort derrière moi, fût-ce dans une contrée désertique. Je connais la perfidie des probabilités et n’ignore pas qu’il se trouve toujours et partout des témoins. Nulle part tu es à l’abri d’un fâcheux, d’un intempestif. Alors mon intérêt est de boulotter du ruban pour, le plus rapidement possible, franchir la frontière suédoise. Remarque qu’en Scandinavie, leurs frontières sont vachement poreuses. Les douaniers restent invisibles et tu as l’impression de te baguenauder dans un seul et même pays. Je pense que si je me faisais serrer en Suède ou en Norvège, y aurait pas chouchouïe de formalités pour me ramener à mon lieu de départ. Peut-être que je me goure, mais je sens les choses commak. C’est au Danemark que je commencerai à respirer.
Alors je dévale direction sud. Ivalo, Sodankylä, Rovaniemi. On franchit la frontière entre Tornio, Finlande, et Haparanda, Suède. Midi approche et nous avons faim. Je quitte la grand-route pour adopter la voie de contournement pour Luleä, sur le golfe de Botnie.
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