Ce genre de perfo, mon gamin, y a qu’un maestro du radada pour la réussir. J’en sais quatre-vingt-dix-neuf pour cent qui disjoncteraient après le lâcher de ballons. L’enchaînement est périlleux, il nécessite une concentration rigoureuse et une volonté de bronze. Si tu songes au cours de la Bourse à ce moment-là, tu te plantes. Ou plutôt, te déplantes. Le secret c’est de ne pas baisser la cadence mais de continuer dans ta foulée d’athlète comme si de rien n’était. Alors l’instant triomphal arrive où Coquette retrouve ses marques et se met à l’unisson de ta volonté. Pour lors, tu peux décélérer, faire dans la mignardise, risquer des figures libres : c’est tout bon. T’as ton attelage bien en main, tu drives ton char (tu trouves pas qu’une biroute et ses accessoires ressemblent à un char romain ?) jusqu’à l’arrivée. En apothéose. Ta partenaire t’ovationne. T’as gagné. Tu peux faire ton tour d’honneur en saluant la foule et en écumant le potage à la paresseuse.
Moi, Kitège, à franchement parler, c’est plus qu’un magnifique coup de cul : un intense coup de cœur. Marrant que, dans ce polar de mes choses, j’aie eu à rencontrer deux Mères en manque : Irma et elle. La première a du carat et un temps de retard monumental à récupérer ; pour Kitège, c’est seulement un ramadan prolongé à compenser.
Ayant retrouvé la voie radieuse de la jouissance, elle se presse contre moi et murmure :
— Merci. Maintenant, je sais ce que c’est qu’aimer.
Joli, non ? Une littéraire, quoi !
Elle a la reconnaissance du pubis (comme dit Dechavanne), cette petite mère.
Un baiser long comme le tunnel sous la Manche et nous remontons dans nos bagnoles respectives.
J’aperçois sa nuque par la vitre du hayon, cet or presque argenté moussant sur sa peau bronzée. Tu sais que les poils de sa touffe sont exactement pareils ? Je t’avais pas dit ? Excuse-moi : elle m’a tellement chancetiqué le mental que je manque à tous mes devoirs de vacances de grand romancier européen.
Je roule en laissant vagabonder ma pensée. Je butine, de ma suave nouvelle conquête au sous-marin de poche, du sous-marin à la cachette toujours inviolée, semblerait-il.
Je me sens aiguisé comme un coutelas de boucher. Je fonctionne de la gamberge à cinq mille tours. Je suis sorti du marasme. Une aube se lève.
Nous parcourons une douzaine de kilomètres, après quoi je lui refais le coup du klaxon et de l’appel de phares.
Merde, faut pas qu’elle croie que je veux remettre le couvert ; pas si rapidos, j’ai déjà donné (abondamment).
Je saute de mon bus pour courir à sa portière.
— Kitège ! j’halète ; Kitège !…
Elle me virgule un sourire qui ressemble à celui d’une chatte.
— Eh bien ?
Je passe ma main dans sa tire pour saisir son cou duveteux.
— N’attendez pas la retraite de tonton Uhro, partez avec moi : je vais vous ramener en France et vous installerai dans mon joli studio des Champs-Elysées. J’irai vous faire l’amour tous les jours !
Et sais-tu ce qu’elle me sort, très calmement ?
— Pendant combien de temps ? Une semaine, un mois ?
J’en coite.
Elle reprend :
— Vous aimez trop les femmes et les femmes vous aiment trop pour que vous puissiez vous consacrer longtemps à la même. Partir avec vous, c’est accepter de souffrir à brève échance. Aucun humain n’a envie de souffrir. Restons-en là, Antoine. « Un beau souvenir fleurit, une grosse déception pourrit. » C’est un proverbe de notre grand poète national Savonntonkuü qui est mort l’an dernier.
— Nous en avons un, en France, qui dit « Ce qui est vécu n’est plus à vivre », et un autre que je vous récite de mémoire : « Ni temps passé, ni les amours reviennent. »
— Ce dernier est d’Apollinaire, fait-elle, et le premier ?
— Jacob Delafon. Votre rêve, en somme, est celui de toutes les femmes : épouser un fonctionnaire pour faire des enfants et bâtir une villa « Sam’Suffit » avec lui ?
Elle se déportiérise pour me tendre sa bouche. Valse des patineurs, mouillette chercheuse.
Elle reprend souffle et, me regardant droit dans les yeux, déclare :
— Vous avez gagné : d’accord, je pars avec vous !
Ça, c’est de la gonzesse !
La voix du général Durdelat est cotonneuse, avec des hachures. Je l’appelle du relais de chasse de Bonäpéti, une construction au toit en cornette de religieuse. C’est à la fois moderne d’architecture, et tristounet. Pas d’âme, ça se délabre avant d’être complètement terminé. Les murs sont en rondins grossiers, et quand tu pénètres dans la vaste salle déserte, tu te heurtes presque à un immense ours naturalisé (finlandais) avec une babine en bois peint en rouge et des yeux d’une férocité de cauchemar d’alcoolique. A droite un bar avec, tout près, une vitrine où des conneries pour touristes sont à vendre : bois de renne, couteaux de chasse, poupées en costume national, batée miniature de chercheur d’or, etc. Une grosse femme hostile tricote des hectomètres de chaussette dans un fauteuil, tandis que son vieux, saboulé Davy Crockett, écoute un poste de radio surgelé, ravaudé avec du sparadrap.
On se commande deux vodkas finlandaises brunes et je demande la permission de téléphoner.
— Où ça ? demande le type.
Kitège lui répond :
— En France.
— C’est où, ça ? demande-t-il, car c’est un homme qui ne cherche qu’à s’instruire malgré son âge avancé.
Elle doit lui fournir une explication convaincante car il accepte que je fasse mon numéro, non sans avoir averti les P.T.T. finnois qu’ils auraient à chiffrer la communication dès qu’elle aurait cessé.
Et donc, tant mal que bien, me voici à parlementer avec le général. Tu reconnais les grands chefs au fait qu’ils savent écouter. Ils attendent la fin d’un rapport avant de demander des explications. Simplement, comme l’audition est foireuse, de temps à autre, il dit : « Pardon ? », alors je répète plus fort et en articulant comme au conservatoire, du temps de Jouvet.
Je lui balance un complet, parfaitement succinct : ce que je sais, ce que je devine, ce que je subodore, ce qui pourrait bien être, tout, quoi !
Quand j’en ai terminé, il réfléchit.
— Attendez, soupire-t-il de temps à autre, bien me montrer qu’il est toujours en ligne.
Ça fait songer à la musique que les standardistes des grandes boîtes te dégoulinent dans les trompes en attendant de te mettre en contact avec la personne souhaitée.
Et puis, quand il s’est bien assujetti mon historiette dans les méninges, il parle.
Et net, espère !
Ne barguigne pas.
Alexandre Durdelat c’est « Faites ceci, faites cela. Opérez de telle manière. Vous avez tout ce qu’il faut à bord de votre camping-car, je l’ai contrôlé, de mes yeux vu, tout bien ! » Et quand, après ses ordres je risque une ou deux objections de conscience, il me les déblaie de la boîte à scrupules de manière péremptoire.
— Vous êtes placé sous mes ordres, commissaire, nous sommes bien d’accord ?
— Tout à fait, mon général.
— Alors, c’est un ordre !
— J’en prends note, mon général.
Je raccroche.
Rompez !
La nuit risque d’être pénible.
PAS BESOIN DE LA LUNE,
IL FAIT SOLEIL
Il a été surpris de me voir revenir, tonton. Ses belles bacchantes blanches se sont mises en guidon de course et il a voulu savoir ce qui se passait. Sa nièce lui a raconté nos retrouvailles avec les amis belges et la prodigieuse résurrection d’Apollon-Jules. Là, il a paru ému, alors que le drame n’avait pas eu l’air de l’affecter outre mesure, ce vieux coriace.
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