Les jambes shortées et cagneuses de Félix se dégagent de l’auto. Il rit plein sa bouille caoutchouteuse. J’avais jamais remarqué qu’il ressemblait autant à mon copain Sim.
Je me précipite, Béru se précipite, Berthe se précipite ! Irma Ladousse rescousse à son tour. Ce n’est que sanglots et effusions.
Félix dit :
— Je ne pensais pas que de nous retrouver nous ferait autant pleurer les uns et les autres ! Mais pourquoi diantre ne nous avez-vous pas attendus, au débarcadère ?
Je sors, au débotté, un pieux mensonge :
— Nous avons vu filer une Jeep Cherokee et on a cru que c’était la vôtre. Alors on a tenté de la courser, mais ce mobile home n’est pas une formule 1, et…
— On nous suit à la trace depuis trois jours, commente Irma, nous arrêtant ici et là, questionnant un peu tout le monde. Un vrai travail de policier. Enfin, nous avons opéré notre jonction. Mais tout de même, je vous trouve un peu légers, tous les trois, et particulièrement M. et Mme Bérurier.
— Si vous sauriez ce dont il nous arrive ! sanglote la Baleine.
— Vous avez perdu votre enfant ? fait la professeuse.
— Comment l’avez-vous sute ? demande Alexandre-Benoît.
— Grâce à une équipe d’arboriculteurs qui s’occupe de lutter contre la mort des forêts, nous avons retrouvé votre campement près du lac Nikitajärvi.
— Et il s’y s’trouvait quéqu’un qui vous a appris la nouvelle ?
— En effet : cette petite personne-là.
Irma Ladousse déponne la lourde arrière de sa charrette et nous montre Apollon-Jules en train de roupiller sur la banquette.
La scène qui suivit fut indescriptible ; mais étant réputé grand romancier (le plus important du siècle, à gauche sur le palier, précise même Jérôme Garcin), je vais tâcher à te la narrer.
Primo et avant toute autre chose, Berthe s’évanouit dans une indifférence générale, ce qui nous contraint à faire un grand pas pour l’enjamber. Secundo, Alexandre-Benoît Bérurier, se croyant probablement dans un film de câpre et d’épais, porte la main droite à son cœur gauche, frappe du talon et lance, à la Chantecler , un inoubliable : « Mon fils ! » qui aurait fait chier plein son froc à Mounet-Sully. Qu’ensuite il s’engouffre dans la Jeep et arrose l’enfant de ses larmes, morves, baves et autres sécrétions moins aisément homologables.
— C’est le bébé noyé ? demande Kitège qui, d’une intelligence extrême, parvient à se forger une opinion au milieu de cette pantomime.
Je confirme, puis, m’adressant aux deux gentils profs :
— Dites, dites ! mes chers amis.
Et ils.
Irma, plus diserte, me raconte qu’ayant retrouvé notre « campement » et constatant que nous l’avions abandonné, ils s’apprêtaient à le quitter à leur tour après y avoir fait une frugale dînette, lorsqu’ils crurent percevoir des sanglots à quelques encablures. Intrigués, ils battirent la campagne sinistrée et finirent — grâce au Seigneur, toujours miséricordieux — par apercevoir Apollon-Jules qui marchait le long de la rive, à cloche-pied car il n’avait qu’une godasse, en chialant tout ce qu’il savait. Reconnaissant le couple ami, il poussa un cri de liesse et se précipita vers lui. Les deux savants lui posèrent des questions auxquelles il répondit avec toute l’incohérence d’un Bérurier de quatre ans. Ils attendirent un peu, pensant que nous étions sans doute à la recherche du bambin, mais comme nous ne revenions pas, ils laissèrent un mot en évidence sur un piquet et s’en furent. Or, voilà que la bienveillante et bienveilleuse Providence nous réunit dans les vapeurs d’essence.
Deo gracias
Muchas gracias !
Mouche-toi, Garcia !
Et je peux t’en dérouler encore vingt-cinq mètres de ma valise.
Irma m’interroge à son tour (et au mien) :
— Mais que vous est-il arrivé, Antoine ? Un accident ?
— Plusieurs, réponds-je ; ils consécutent de la disparition de ce garnement.
Là-dessus, Berthaga se désévanouit. Elle mugit plus fort que ces féroces soldats venus jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes.
— Il est mort z’ou vivant ? demande-t-elle en montrant le monstrueux dargeot de son vieux qui obstrue l’ouverture de la portière.
— Vivant, vivant, rassurez-vous, s’empresse Félix.
— Je vous croive pas !
— Pensez-vous que j’oserais vous faire un tel mensonge, Berthe ?
De saisissement, elle s’accroupit et se met à bédoler sur le ciment de la station.
— Escusez-moive ! geint la bienheureuse mère, c’est l’émotion qui me relâche de la bagouze ; avec ça qu’le ragoût à Mlle Kitège était pas ragoûtant ; j’sus pas médisane, mais de la cuisine comme ça, on aurait pas osé la servir aux porcs, chez nous. De la flotte avec des patates presque crues et d’ la viande qu’effilochait au contraire. Pas un brin de laurier ! Oh ! Oh ! la la ! Y me vient une nouvelle ramée. Irma, qu’on se gêne pas entre dames, vous pourriez-t-il me trouver du papier ? Sinon, cueillez-moi une poignée d’herbe. Et puis vous pensez : boire de la bière en bouffant cette saloperie, ça pouvait pas m’mener loin.
« Alors mon petit Pollon est en vraie vie ? Alors là, je ferai brûler un cierge ! Et quant à vous deux, Irma et Félisque, je vous jure que vous n’aurez pas affaire à un nain gras. On va te vous arranger une nuit d’amour dont de laquelle vous vous souvenirez ! Moi et le Gros, on se surpassera, ma puce !
« Oh ! le voilà ! Mais c’est vrai qu’il se tient debout et qu’il me sourit ! Qu’y se jette sur sa maman, l’amour ! Pas si fort, voiliou : tu me fais tomber dans la chose ! Oh ! le coquin ! Le gentil saligaud. Je vais ressembler à quoi, moi, maintenant ? Aidez-moi à me relever, Antoine ; faut qu’j’allasse à la salle de bains du campinge-car ; dérangez-vous plus pour l’papier, Irma, à cause d’mon garnement de gamin, j’ai dépassé ce stade. Qu’est-ce il a à me regarder comme ça, cet abruti de pompiss ? Y n’a jamais vu une dame avec sa jupe retroussée et son slip baissé ! Vous savez qu’ c’est des arriérerés mentals dans ce bled ! »
Elle disparaît dans notre véhicule.
Alors Bérurier s’avance vers moi et tombe à genoux.
— Ecoute, Sana, balbutie-t-il, je me pardonnerai jamais de t’avoir mis dans cet état. Défonce-moi la gueule, qu’on soye quittes !
— La loi du talion est une chose immonde, dis-je. Ce merveilleux dénouement est le baume qui cicatrisera mes plaies. Relève-toi, et va en pets !
Il m’obéit.
Je n’ai pas souvenance d’avoir interrogé un enfant de cet âge, déjà obèse parce que boulimique, déjà con parce qu’étant le fils de ses parents et un tantinet taré sur les bords.
Apollon-Jules, c’est un tube digestif en culotte courte. C’est le ténia avec de gros yeux proéminents, pleins de gentillesse et de stupidité. Son vocabulaire se compose déjà d’une trentaine de mots (verbes y compris, dont le plus répétitif est le verbe du premier groupe « manger »). Cependant il n’est ni débile profond, ni même handicapé mental. Au contraire, quand on le regarde fonctionner (j’allais dire « exister »), on est séduit, voire gagné par sa paix intérieure. Il est une fois pour toutes en état de contentement organique : mangeant beaucoup, déféquant de même ; dormant autant qu’un chien et jouant sobrement avec une ombre, une pierre ou un morceau de ficelle irrécupérable. On le devine aimant. Il aime spontanément, à la manière d’un animal caressé. Quand il pleure, c’est à bon escient : parce qu’il a mal aux dents ou perdu ses parents, ou bien qu’il s’est meurtri. Mais étant dur au mal, ce dernier cas est rarissime.
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