On a bouffé. J’ai puisé dans mes conserves, manière de les initier un peu à la french food . Je leur ai accommodé du crabe mayonnaise et des tripes à la mode de Caen, le tout arrosé d’un bourgueil fruité à souhait. Kitège a trouvé ça bon, mais Pépère a tordu son pif de sauvage devant ces nourritures trop savantes pour ce bouffeur de renne en ragoût. Quand t’es habitué à manger de la merde, la cuistance de Bocuse te paraît fadasse.
Mais tout ça ne lui donnait pas l’explication à propos de mon retour. Alors la gosse a plongé et lui a raconté qu’elle allait venir en Francerie avec moi.
Oh ! la bramante à Uhro ! Cet égosillage tympanticide ! Tout en finnois trivial ! Je pigeais parfaitement qu’il la traitait de pétasse ! D’ingrate ! De traînée ! De morue ! De gourgandine ! Je pigeais qu’il avertissait qu’on était tous des corrompus, en France ! Des pompeurs de nœuds ! Des lécheurs de chagattes ! Des névrosés ! Qu’il lui annonçait le trottoir à Pigalle pour très vite. Si je l’embarquais aussi délibérément, sans la connaître, ça cachait du malsain !
Ça a duré lurette. Kitège laissait passer l’orage sans broncher, en fille du Nord stoïque, habituée aux tempêtes. Fallait qu’il dégorge à mort, tonton, qu’il se vide complètement. Ensuite de quoi, elle lui a déclaré qu’elle allait préparer son paquetage et qu’on taillerait la route aux aurores.
Moi, ça ne me laissait pas grande marge pour obéir aux ordres d’Alexandre-le-Grand. Je devais me remuer le prosibe et pas chialer ma peine.
En loucedé, je suis allé chercher une boutanche de cognac dans mes appartements à roulettes. J’ai rempli le verre du vieux. Il pantelait. Dégobillait des bouts de phrases fustigeantes. Il était épuisé par sa colère, elle n’avançait plus que sur son erre, tel un barlu aux moteurs stoppés.
J’ai mis ma main sur son épaule. Lui ai parlé de la jeunesse impétueuse, de la vie qui va, d’un tas d’autres conneries sans paf ni tête. Et puis je lui ai expliqué que j’étais un homme d’honneur, pas un godelureau ; qu’il me regarde : j’avais passé l’âge. Je veillerais sur elle. Et elle reviendrait bientôt dans sa chère Laponie, cueillir l’airelle sauvage.
A la fin il a accepté le godet que je lui présentais et l’a vidé cul sec, kif ç’aurait été de l’Orangina ou du Coca light . Je l’ai servi de nouveau : il a rebu. Rébus : mon premier est un grand verre de cognac ; mon second est un grand verre de cognac ; mon troisième est un grand verre de cognac, et mon tout est une biture fringante.
Après cet éclusage express, il était mûr, pâteux, batifolait dans le bourbier de l’incohérence. Pour aller se pieuter, il a renversé deux chaises et a décroché du mur la photo de sa chère épouse, une grosse dondon à chignon qui avait l’air de couver des œufs de dinosaure dans son corsage.
Il s’est débarrassé de sa veste, puis de ses pompes, mais il n’a pas pu faire mieux et s’est abattu sur son plumard.
Bonne nuit, tonton !
On s’est galochés comme des dieux, Kitège et moi. Pour lui montrer que j’étais un infatigable tout-terrain, je l’ai tirée sur le coin de la table, sans lui ôter son slip, ce qui m’a passablement meurtri la louche à potage, je l’ai constaté plus tard.
Après ce léger somnifère, elle est allée se coucher. Elle m’a proposé de partager son lit, mais j’ai refusé. Tu parles, j’avais usine !
Je mets une heure pour dégager des planques astucieuses du campinge-car le « matériel » sophistiqué nécessaire à mon expédition. C’est délicat à manipuler quand t’es pas artificier de naissance. Et ça pèse au moins vingt kilogrammes Fahrenheit.
Avant de me lancer, je fais le tour de la maisonnette du garde. Je perçois ses ronflements à travers le mur de bois. Il n’y a pas de lumière dans la chambrette de Kitège. A toi de jouer, bonhomme-la-lune !
Je coltine mon matériel à l’extrémité du ponton et, avec d’infinies précautions, le charge dans la barque à tonton. Ensuite je détache le barlu et me mets à ramer, car il est équipé de rames de secours pour le cas où son moteur tomberait en panne. Et à présent, tout à l’huile de coude, mon drôle ! Moi, ramer, j’ai jamais été fou. Je préfère la baise à l’aviron. Ce que je trouve con dans cet exercice, c’est que tu tournes le dos à ton objectif. En plus des courbatures dans les épaules, tu chopes le torticolis à contrôler ton déplacement.
N’empêche que je souque énergiquement. Je franchis de la sorte près d’un kilomètre Celsius. Me voici loin du cap où habite Uhro Kelkonäar. Alors je lance le moteur. Bien entretenu, l’Evinrude part à la première sollicitation. Cette fois, c’est du nougat pour se diriger. Je m’offre une traversée du lac, dans sa partie rétrécie, afin de rallier l’endroit où nous bivouaquâmes naguère.
Lorsque j’aperçois le rocher en forme de dent de chat, j’oblique sur la droite jusqu’à ce que je trouve un autre amoncellement de roches dont la base est immergée. Je coupe alors le moteur pour me remettre à galérer. D’après les dires du poupard Bérurier, ce serait là que se trouvait embossé le sous-marin de boche (il est de construction allemande). Il n’est pas certain que ce soit là sa base dans le Nikitajärvi, pourtant l’endroit me paraît propre à héberger l’engin car il est naturellement protégé des éventuelles tempêtes qui sévissent dans ces contrées, l’hiver ; de plus, il est certain que la profondeur du lac est grande dans cette crique.
J’actionne mon stylo-torche pour visionner nettement le cadran de mon petit cadeau. Je le règle sur une demi-heure et le mets à la flotte. Il s’abîme en tournoyant dans les abysses préhistoriques.
Alors l’irremplaçable San-Antonio s’éloigne « à force de rames », comme on l’écrit dans les romans d’aventures maritimes. Oh ! hisse ! Oh ! hisse !
Après quoi : moteur. Mais je ne vais pas loin, du moins pas trop. Je mets le ronfleur au point mort pour attendre.
Ma Pacha lumineuse me dit qu’il me reste encore huit minutes à poireauter. Mais rassure-toi, je ne m’ennuie pas car j’ai encore du travail à bord du barlu.
Ma doué ! cette déflagration !
Ça ne produit pas un badaboum « terrestre » car la masse liquide absorbe le bruit. Mais ça constitue une espèce de raz de marée auquel, franchement, je ne m’attendais pas. Du côté de la crique rocheuse, une colonne d’eau de vingt mètres au moins s’élève. Il semble que la flotte du lac se soit partiellement retirée, et la voilà, choc en retour, qui reflue avec une puissance inouïse. Mon embarcation fait un bond de montagnes russes. Et moi, l’enfoiré, qui se croyait suffisamment éloigné du point critique ! C’est TOUT le Nikitajärvi qui est concerné par le séisme.
Alors là, sans chauvinisme, je peux te garantir que des explosifs aussi efficaces, y a qu’en Gaule qu’on en fabrique. Tu virgules vingt charges comme ça dans la baie des Anges, et la Méditerranée passe dans l’Atlantique !
Longtemps, y a des vagues tumultueuses avant que ça se transforme en houle, puis en ondulations. Je biche mal au cœur, cramponné au banc de la barcasse. Enfin ça se tasse complètement et je pique en direction de la crique fatale. Je te l’ai seriné : il fait jour pendant plusieurs mois en cette saison, n’empêche qu’à cet instant de ce qui devrait être la pleine nuit, une espèce de pénombre accentuée par un ciel nuageux rôde sur le lac.
Je vois des masses sombres s’agiter à la surface. Tous les énormes poissecailles dont la vessie natatoire a éclaté du fait de l’explosion, agonisent lamentablement. Je l’avais prévu et objecté au général Durdelat. « Nous allons décimer une partie de la rarissime faune du Nikitajärvi, mon général ! »
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