— Tu t’es laissé anesthésier par un coquin, Gros. Mais tu vas recouvrer ta mobilité dans un moment. Tu peux me donner un quelconque signe d’intelligence ?
Un moment de silence épais passe, puis un pet lui vient, lointain, grondeur, qui acquiert de la puissance et finit en déchirure de drap.
J’adresse une prière d’infinie reconnaissance au Seigneur pour Le remercier de ce signe de vie.
SAMEDI
Szentendre, 4 h 01
Elle est exténuée, la baronne. Elle arrive à un âge où les aventures de ce troisième type : les fuites, les rapts, les séquestrations, les coups de verge ferroviaires te malmènent le physique et le moral. Le danger est dur à assumer pour une personne qui vit dans la crème Chantilly de l’aisance. La vue de son « sauveur » raide comme barre, avec, pour ultime langage celui de ses entrailles, telles les carmélites, achève d’anéantir la digne dame.
Je prie nos hôtes de nous excuser et j’entraîne la matrone titrée dans la pièce contiguë, en l’occurrence une chambre à coucher.
— Madame, l’attaqué-je, lorsqu’elle s’est assise dans l’unique fauteuil de la pièce, avec moi en tailleur à ses pieds, il est grand temps de me fournir quelques explications. Vous subissez la pression de gens bien décidés à vous nuire, et qui arriveront à leurs fins si l’on n’établit pas d’urgence un pare-feu. Nous sommes à l’étranger, dans un pays de l’Est, naguère communiste, qui n’a pas encore établi de liens très forts avec nos propres nations. Nous devons jouer serré, madame. Un malheur, déjà, s’est produit, d’autres vont suivre.
— Vous croyez qu’Alexandre-Benoît est perdu ? balbutie-t-elle.
— Ce n’est pas à lui que je fais allusion, mais à votre amant de cœur, le déjà célèbre peintre Cédric Demongeard.
Là, elle comporte comme si un samouraï venait de lui enfoncer un sabre de quatre-vingts centimètres dans le fibrome. La baronne porte ses deux mains à ses mamelles en cours de liquidation judiciaire et s’exclame :
— Oh ! Non !!!
Trois points d’exclamation, mon cher : je les ai comptés.
Et ma pomme, impitoyable, de balancer en écho :
— Hélas !
— Vous voulez dire ?…
— Oui, madame.
— Mort ?
— Après avoir été torturé dans la chambre que vous aviez réservée à Budapest.
Je vois d’énormes larmes épaisses comme de la glycérine jaillir de ses yeux.
— Après torture, dites-vous ?
— On lui a sectionné le nez et les testicules, baronne !
— Et puis on l’a mis à mort ?
— Une mince tige d’acier enfoncée dans le cœur : ça ne pardonne pas.
— Si on l’a tué, c’est qu’il a parlé ?
— Ne lui en tenez pas rancune : un bel homme privé de ses roustons ne peut se contrôler. Les gens qui s’acharnent contre vous sont à pied d’œuvre. Leur récent attentat sur la personne de mon collaborateur le prouve. Il convient de tout me dire, et de me le dire d’urgence ! Chaque seconde perdue peut vous être fatale.
Elle reste prostrée, à acquiescer lamentablement, comme un être privé d’esprit.
— Parlez ! l’exhorté-je-t-il. Dites-moi tout ! Vite ! Alors il se passe une chose sinistrante : la voilà qui se met à rire. Son regard est totalement égaré.
Viendrait-elle de perdre la boussole, la pauvre femme ? Trop de stress. A son âge, ça ne pardonne pas ; on se détériore de la hotte, on charançonne du petit pâté. En apprenant l’atroce mort de son peintre, elle a craqué, la vioque, son bulbe s’est voilé, il a pris le jour ! Voilà qu’elle se met à chantonner. Dis, tu juges ? Elle fredonne les Roses blanches ! De quoi se l’extraire et se la peindre aux couleurs belges ! Oh ! merde, cette tartine de gadoue, mon pote ! Je vais finir par déclarer forfait avant le lever du jour, moi. J’entrave ballepeau à cette historiette. Trop, c’est too much . Faut suivre.
Il m’a flanqué dans une sacrée pistouille, mon pote bruxellois. La prochaine fois que je retourne visiter la place Royale, c’est pas sa grande fille que je tirerai à Buton-Debraghette, mais sa rombière. Elle ressemblait à quoi, la cheftaine de police, au fait ? Une dondon dodue, probable : bière et frites à toute heure ! Le cul comme un ancien tender de loco, à l’époque du charbon. Tu y vas au ringard, là-dedans, elle croit que tu lui places un suppositoire. Pour la faire vibrer, la Gertrude, faudrait un pic pneumatique. Et encore ! Elle glousserait comme quoi ça la chatouille.
En amour, le pire, c’est les femmes placides. Frigides, tu peux espérer le déclic ; même ça te défie et tu déploies toutes tes brèmes. Mais placides, c’est la sérénité inamovible de la vache. T’as déjà vu des femmes de taureau se faire miser, toi ? Des bœufs ! Indifférentes au-delà du possible. Insensibles et résignées. Ferdinand l’escalade à grand renfort, mais la vache se laisse fourrer comme si ça ne la concernait pas. Elle veut pas le savoir. Elle morfle sans sourciller un chibre gros comme un bras d’honneur de gladiateur. Son cul n’est rien d’autre qu’une servitude, un droit de passage consenti dans la plus totale indifférence.
Et ma pomme de divaguer, tandis que la baronne chantonne, que Béru joue les gisants chinois en terre cuite, que le compteur de mon taxi tourne et que je deviens, sinon chèvre, du moins bouc émissaire !
Dans mon idée, elle devrait roupiller un brin, Léocadia, pour tenter de se refaire une santé. Elle est en rupture de stock, question énergie. Doit se faire rempailler le citron, mémère. Les gens ne gâtochent pas d’un instant à l’autre, ça les biche par accès, périodes. Puis ils redeviennent normaux avant de replonger un peu plus tard.
Je décide d’alerter Pourrinet pour que sa ravissante aide la baronne à se torchonner.
Je retourne au salon.
Oh ! dis donc ! « La nuit des longs couteaux », on joue dans la pièce attenante. Mes hôtes sont laguches, côte à côte, face à une cloison contre laquelle ils prennent appui des deux mains tandis que leurs pieds s’en trouvent écartés à l’extrême. Un type habillé d’un blouson et coiffé bas d’un bonnet de laine se tient assis derrière eux, un pétard en main, un chouette : au moins du 9 mm.
Deux autres mecs, dont l’un est armé d’une mitraillette clairon (c’est mézigue qui l’appelle ainsi) attendaient ma sortie en braquant ma porte (et donc moi, à présent).
D’un signe de tête, il me fait signe d’aller me placer auprès de mes copains et d’adopter leur posture. Bon, s’il n’y a que ça pour lui faire plaisir, on ne va pas se chicaner pour si peu.
Le troisième, qui n’a encore rien fait d’intéressant, passe dans la chambre que je viens de quitter et réapparaît en tenant la baronne par le bras.
Ces gens sont d’une efficacité qui s’appuie sur le silence et la détermination. Le type en question quitte la maison avec la dadame ; j’entends la porte de fer qui grince dans sa rouille.
Cette fois, te voilà bien niqué, mon Sana. Toi qui as pris l’Orient-Express pour protéger la mère Van Trickhül et qui, par deux fois, te la laisses engourdir à tes nez et barbe, gros malin. Non, pas malin : madré que prétend l’autre con de Félisque Binoït, qui possède autant d’humour qu’un bac à friture refroidi et le fait savoir.
Le grand chef suprême de la Rousse parisienne est là, mains au mur, les tempes battantes d’une rage incoercible, comme on dit dans le commerce.
Le temps s’écoule, pour du beurre. On attend quoi ? Le retour des Russes ?
Probable que le gazier qui a embarqué Léocadia dirige le commando et qu’il va revenir. C’est bien sûr lui que nous espérons. Dans quel but ? Ces méchants comptent-ils nous récurer la prostate ? Voire nous embarquer à notre tour ?
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