Le seul atout dont je dispose, c’est l’heure extrêmement tardive. Il est plus de trois plombes et, dans cette bourgade paisible dont la vocation est le tourisme, tout le monde ou presque roupille. Le jeu consiste donc, pour moi, à repérer les fenêtres éclairées. Zsentendre n’est pas grand et si le Gros m’a filé le ranque sur cette place, c’est parce qu’il devait la voir depuis l’endroit où il se trouvait : logique, puisqu’il ne connaît pas ce bled et s’y pointe en pleine nove.
Alors je matouze en opérant un 90 degrés. Je ne distingue que deux fenêtres allumées : l’une est celle d’une maison basse dont une épicerie occupe le rez-de-chaussée, l’autre s’ouvre à l’arrière-plan de la place et concerne une double fenêtre ancienne à meneaux. D’instinct, c’est sur elle que je jette tu sais quoi ? Oui : mon dévolu ; t’as gagné une ration de goulasch.
Une ruelle montante. A droite un muret pourvu d’une grille qui sert de tutrice à des plantes grimpantes. Une porte de fer rouillée. Je la pousse, elle recule. Un escalier de pierres ébréchées mène à une étroite terrasse où se dresse une maisonnette à un étage, peinte en jaune impérial, avec le tour des fenêtres et des portes blanchies.
Sésame est de nouveau là pour l’action.
Cric crac, du gâteau de semoule ! Je passe la tronche dans une aimable entrée qui sent un tantisoit le renfermé. Sur la droite, une porte d’où filtrent de la lumière et un bruit de conversation. Je tends mon baffle : deux femmes, un homme. Ronron paisible ; odeur de café frais.
Mieux que tout le reste, au plan réconfort : ça parle français. Du coup, je sais que j’ai violé la bonne porte.
J’entre dans une pièce à vivre meublée de choses disparates, mais de bonne allure. Les rideaux sont hongrois, ainsi que les nappes et leurs progénitures, les napperons. Au mur, un portrait baroque de ce vieux branleur de François-Joseph, en uniforme bleu et moustache blanche, trouvé chez un broc du coin.
J’avise trois personnes : la baronne, un homme sympa, d’une quarante-cinquaine d’années, d’allure sportive et d’expression détendue. Plus une jeune femme agréable, dont le regard est convaincant et la poitrine pas du tout en chômage technique.
— Pas d’affolement, dis-je en matière de salut, et pardon pour l’intrusion due à un incident indépendant de ma volonté.
Je brandis ma jolie photo tricolorisante sur fond de Préfecture de Police.
— Je suppose que vous me reconnaissez, madame Van Trickhül ? demandé-je à la dernière conquête de l’homme béruréen.
Elle opine, tu penses qu’elle va pas rater l’occasion !
J’explique en cinq ou six mots normalement constitués pourquoi je me présente seul et indiscrètement. L’homme murmure :
— Vous dites qu’Alexandre a fini la bouteille ?
— Pratiquement.
— Mais elle était pleine ! Il m’a demandé de la prendre pour se réchauffer au cas où vous tarderiez !
— Je n’ai pas tardé, seulement il doit aimer aussi l’abricotine. Cela vous ennuierait de m’aider à le rentrer ? Aux haltères il m’est arrivé de soulever cent dix kilos, mais il en pèse quarante de plus.
Nous sortons. L’homme se présente. Il est français, s’appelle Dominique Pourrinet. Il loue cette maison de Szentendre parce qu’il aime voyager et connaître les pays en profondeur. La baronne ? Comment se fait-il qu’ils soient en relation ? Le hasard ! Un jour qu’il voyageait en voiture sur une route de Haute-Savoie, l’automobile qui le précédait a raté un virage et plongé dans le vide. Tonneaux, re-tonneaux ! Il s’est précipité au secours des occupants. Le conducteur : un chauffeur en livrée était mort, la nuque brisée. Par contre, sa passagère, qui voyageait à l’arrière du véhicule immatriculé en Belgique, souffrait seulement de contusions multiples. Il est parvenu à l’extraire de l’épave et à la hisser jusqu’à la route. Comme il disposait d’une trousse de secours, il lui a donné les premiers soins. Il est prof de culture physique et possède des notions de secourisme.
L’accidentée paraissait si désemparée, voire traumatisée, que mon compagnon a eu pitié et s’est occupé d’elle. Formalités avec la police, transport de la pauvre femme à l’hôpital d’Annecy pour des radios et points de suture. Il a poussé ensuite la sollicitude jusqu’à l’installer à l’hôtel du Père Bise , à Talloires, où elle a pu se reposer en attendant l’arrivée d’un ami. La mère Van Trickhül lui a voué une infinie reconnaissance et, depuis lors, le traite en ami.
Ils se voient fréquemment. Comme elle fait plusieurs fois l’an le voyage à Budapest pour ses affaires, elle lui a déjà rendu visite dans la maisonnette de Szentendre. Non, il ne l’attendait pas, cette nuit. Elle est arrivée sans crier gare, alléguant qu’elle était en danger. Il l’a hébergée ainsi que son gros compagnon sans demander d’explications : un gentleman.
J’opine. Nous voici près d’Alexandre, toujours en pleine semoule. Au moment où je m’apprête à le relever, mon attention est attirée par une flaque odorante à quelques mètres du Gros. Je n’y ai pas pris garde à l’arrivée. M’en approche : ça pue l’alcool d’abricot.
Déduction à l’emporte-pièce : il s’agit du contenu de la bouteille qui tient compagnie au Gravos.
Seconde déduction, plus élaborée : si l’alcool de la bouteille a été vidé sur le sol, Béru ne l’a pas bu, s’il ne l’a pas bu, il n’est pas ivre mort. Donc, il souffre d’un malaise, à moins qu’il ne s’agisse d’autre chose.
Et c’est quoi, autre chose ?
Je vais te dire : une agression !
Je palpe son énorme tronche en os sans y trouver de plaie ni de bosse. Ensuite, je procède à l’examen de ses fringues : zob. Aucune trace de balle ni d’arme blanche.
— Que cherchez-vous ? me demande Dominique.
— Aidez-moi, réponds-je, au lieu de tartiner sur l’objet de ma préoccupance.
Tu sais que c’est pas joyce à trimbaler, un sac à merdé pareil ! Je préférerais coltiner une tonne de duvet qu’un quintal de Béru ! On embarde en traînant ce bœuf ! Pour passer la portelle de la maisonnette, faut s’y prendre en quinze fois. On aurait intérêt à le découper la tronçonneuse, le Mastard, et à opérer plusieurs voyages.
Enfin, la volonté, quand elle s’accompagne d’énergie, triomphe de tout et voilà bientôt Bibendum sur un canapé. Les dames sont aux cent coups. Mais quoi ? Mais qu’est-ce ? Qu’est-il arrivé à ce pauvre homme ? Tout bien. La compagne de Dominique est une jolie brune avec des yeux pas tristes et une bouche rêvée pour faire des bulles. Elle s’empresse d’aller quérir un gant de toilette et une boutanche d’eau de Cologne afin de bassiner les tempes de l’inanimé. Très vite, le gant devient gris sombre.
— Vous avez vu ? demande-t-elle en désignant une petite plaque violette sous l’oreille d’Alexandre-Benoît.
Au centre de cette tache grande comme une pièce de cinq francs, l’est un petit trou rouge, minuscule. Je pige : piqûre ! Quelqu’un a neutralisé le Mastard par-derrière en lui filant un coup d’épingle dans le cou. J’espère qu’on ne l’a pas traité au curare, non plus qu’au cyanure. Non, car il serait déjà ad patres !
Je soulève une paupière de l’homme de Neandertal et, ô stupeur, m’aperçois que le lampion est lucide. Le Gravos est totalement paralysé, que dis-je : monolithique, mais son cerveau continue d’exercer ses fonctions. Bien sûr, ce ne sera jamais celui d’Einstein, mais il est préférable à celui d’Einstein maintenant.
Soucieux de conforter cet homme d’action minéralisé, je le conforte :
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