« Son triomphe, c’est le malaise, la défaillance causée par un récent chagrin. Elle titube, est obligée de s’asseoir sur un caveau. Le dabe s’empresse et le coup est engrené ! Un vieux crabe de soixante-dix balais qui peut encore secourir une jolie jeune femme, ça se cueille d’une main, comme une poire mûre. Thérèse veille à draguer dans les cimetières huppés des quartiers huppés ; vous vous doutez bien qu’elle n’écume pas La Courneuve ou le Kremlin-Bicêtre ! »
— C’est une fille avisée.
— Elle a du chou ! complète Charly Genous.
La voix me paraissait venir d’une autre planète. Il existait entre les questions et les réponses un intervalle qui ôtait tout rythme à la conversation. Des années que je ne l’avais pas entendue, Cynthia, la fille unique du Vieux. Il l’avait eue d’une épouse américaine qui s’était cassée avec un chanteur italien, lui laissant une réelle beauté sur les bras. Ne me souviens plus dans lequel de mes polars je cause d’elle ; le temps sclérose la mémoire comme la prostate tes mictions. Je me rappelle en tout cas l’avoir baisée avec véhémence et combien elle en était éblouie du frifri ensuite. A son tour, elle avait largué Achille pour suivre je ne sais qui, je ne sais où. Les gonzesses sont ainsi, semblables aux chats qui te ronronnent sur la bite et qui, brusquement s’en vont pour répondre à un appel étrange venu d’ailleurs.
A cause d’une carte de Noël que, par foucade, elle m’avait adressée de Rio, quelques années auparavant, j’ai pu l’atteindre. De ce côté, notre service « étranger » fonctionne bien.
Elle a contracté l’accent portugalo-brésilien, la chérie. Il me fait songer à celui de notre toute nouvelle bonne.
— Tonio chériiii ! Quelle merveilleuse surprise. Où en êtes-vous de la magnifique carrière ? Toujours commissaire ?
— Non. J’ai remplacé votre papa à la tête de la boutique.
Je m’abstiens de lui dire que ça ne va pas durer ; au moment où je mets sous presse, je suis toujours « Môssieur le directeur ». Et puis je me dis que si la jolie ignorait ma promotion, c’est qu’elle n’échange pas une correspondance très suivie avec son dabe.
— Mais c’est merveilleux ! Et lui, que fait-il ?
— Il vit l’âge cruel de la retraite. Vous êtes sans nouvelles de papa ?
— Nos rapports se sont distendus à partir du jour où il a refusé de participer financièrement à la création de ma boutique de mode. Il a eu tort : elle marche à bloc.
— Le fric est un poison, réponds-je. Je me félicite de ne pas être riche. Je dépense ce que je gagne parce que j’ai un grand sens moral ; rien n’est plus sinistre que de thésauriser. Cela dit, vous n’avez aucune nouvelle de votre géniteur ?
— Mon quoi ?
— Votre procréateur, synonymé-je.
Son français prend de la gîte au pied du Corcovado.
— Non. Pourquoi ? Il a disparu ?
— Un peu. Il a quitté son cher hôtel particulier voici deux mois et personne ne l’a revu depuis.
— Une femme ? demande Cynthia sans s’émouvoir.
— En effet, et qui s’est évaporée également. J’ai flanqué Interpol sur le coup, mais ça ne donne rien. Pour tout vous dire, chérie, je suis sérieusement inquiet.
— Moi pas, répond l’insouciante. Il va revenir de quelque lune de miel, de mauvais poil et la queue basse après s’être aperçu que la fille en voulait davantage à son fric qu’à son charme.
Elle tient de sa folingue de mère, la belle ! Les pattounes posées bien à plat sur la planète Terre, soucieuse d’elle, de son cul, de ses affaires.
— Toujours le même Casanova ? elle pouffe.
— Avec une ride de plus près des yeux.
— Il y a deux ans, j’ai lu dans un hebdo polisson français que vous aviez couché avec au moins cinq mille femmes !
— C’était il y a deux ans, réponds-je, le chiffre a changé. Et pour vous, chérie, la vie amoureuse est aussi fringante que la vie professionnelle ?
— J’ai épousé un homme beau et fortuné qui fait l’amour avec brio.
— Tous mes compliments. Il y a longtemps ?
— Deux mois.
J’espère pour elle que le mec en question tiendra le coup jusqu’aux fêtes de fin d’année.
— Faudra-t-il vous donner des nouvelles d’Achille quand j’en aurai ?
— Donnez-moi plutôt des vôtres, elles m’intéresseront davantage.
Tu vois : c’est bon d’avoir des enfants.
Avant de raccrocher, je lui chuchote quelques saloperies de circonstance, comme quoi je la fourre moralement, par-devant et par-derrière, après lui avoir brouté la touffe. Elle rit.
A l’instant où je vais interrompre la communication, elle égosille :
— Antoi oi oine !
— Présent !
— Avez-vous vérifié à la banque de papa s’il a retiré de l’argent avant de disparaître ?
J’achève de raccrocher. Elle ne prétend pas m’apprendre mon boulot, cette pouffe de luxe !
Pourtant, faut que je te fasse un navet, pardon un aveu. Non, je n’ai rien vérifié de tel.
* * *
Le fondé de pouvoir de cette banque privée qui gère les piastres d’Achille déteste qu’on vienne mettre son grain de nez dans le sel de ses clilles. C’est un peu le système suissaga, à la Duchnock Incorporated Bank of Singapore. Pas touche ! Passez votre chemin ! J’excipe de ma qualité de directeur de la Police s’occupant personnellement de la disparition d’un autre directeur en retraite ; fais valoir que si j’agis seul c’est, justement, pour éviter toute indiscrétion ; menace un brin, sans avoir l’air d’y toucher, bref agis avec une telle diplomatie que Misteur Pognozoff commence à réfléchir, puis finit par fléchir. Il s’éclipse. Revient avec un petit papelard anonyme comportant une somme rédigée par l’imprimante d’un ordinateur.
— Son dernier retrait qui remonte au 8 avril, chuchote ce bénédictin.
Pudique, il n’énonce pas la chose, préfère me la faire lire.
Ce dont.
Vingt-cinq mille francs !
J’ai le cortex qui fléchit. Tu veux qu’il aille où, Chilou, avec une somme pareille ! C’est pas avec vingt-cinq laxatifs qu’il a payé un tour du monde à la môme Thérèse, ni même qu’il a pu lui faire visiter Montauban dans de bonnes conditions !
Je remercie l’effondré-de-pouvoir, pour me retirer dans mon domaine de la Tour Pointue !
Maintenant, je chocotte pour de bon au sujet du Vieux.
Grosse surprise (ou petite stupeur) : on me dit que Bérurier est au stand de tir. Curieux que ce flingueur d’élite éprouve le besoin de peaufiner son adresse. Je décide de me rendre sur place pour admirer ses prouesses.
Je trouve Pinaud, à l’entrée de la salle, les mains sur les baffles pour protéger du vacarme ses tympans déjà lézardés par l’âge et les intempéries (engendreuses d’otites).
A l’arrière-plan, sur la ligne de feu : Bérurier-le-Gros, un casque insonorisant sur les étagères à mégots, et son vieux feutre par-dessus, cartonne une cible noire à forme humaine.
Pinaud me crie des choses que je ne perçois pas. Ce qui me trouble, c’est que le Mastard, au lieu de grouper ses quetsches dans la région du cœur, les disperse au niveau de la taille, soit à gauche, soit à droite.
Aurait-il à ce point perdu la pogne ? Manque d’entraînement ? Excès de beaujolais-village ? Il vide son chargeur, se déconcentre et rit large comme la pleine lune.
— J’croive qu’ça va aller ! assure-t-il. Tiens, le grand ! Tu tombes à pic !
On se shake les hands et Mister Messire rengaine sa rapière.
— Tu prépares un numéro pour le Gala de la Police, Sacame ?
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